“Chaque visage est une stèle”

Entretien avec Francine MAYRAN, psychiatre et « artiste de la mémoire »

© Francine Mayran

Antoine Strobel-Dahan Vous faites un travail singulier, en peignant des portraits de déportés ou d’enfants cachés, près de 150 pour l’instant. Pourquoi travaillez-vous sur la Shoah?

Francine Mayran Au départ, je n’avais pas de volonté particulière de peindre la Shoah. J’ai débuté par un travail sur la souffrance collective. En voyant une photo de déportés, j’ai fait une première toile, je ne pensais pas en faire plus. Ça a débuté ainsi, j’en ai peint des dizaines. Je peins des gens dont le destin a été célèbre: Primo Levi, Simone Veil, Simon Wiesentahl, Serge Klarsfeld, par exemple, mais aussi des déportés plus anonymes dont je connais l’histoire. J’écris toujours, pour chacun, un texte sur qui il est ou qui il était, c’est fondamental. Parce qu’il m’est insupportable de considérer qu’une vie se résume à une mort. Pour moi, une vie, c’est la vie d’avant. Avant d’être déportés, ces gens étaient quelque chose, avaient une vie. C’est cela que je veux transmettre.

ASD Que représentent vos portraits de déportés?

FM C’est un mur de plus d’une centaine de portraits de victimes juives, des peintures à l’huile sur fond de béton, où des visages nous réfléchissent la mémoire de tant d’autres qui ont disparu assassinés dans les camps – chaque visage est une stèle pour tous les autres. Des visages expressifs, pleins de vie: ici domine un sentiment de dignité qui s’oppose à l’inhumanité, à l’avilissement, à la dégradation physique et morale perpétrés par les bourreaux nazis. En peignant les visages, en cherchant les histoires, je montre leur humanité. Les chiffres que j’ajoute sur la toile symbolisent l’inhumanité. Je travaille beaucoup pour le Conseil de l’Europe, avec qui j’ai réalisé des documents pédagogiques. Mes toiles me servent à transmettre cette histoire, cette mémoire. Je peins également de grandes toiles représentant des groupes de déportés qui, toutes, sont inspirées de vraies photographies. C’est une obligation pour moi : je ne peux pas peindre sans m’inspirer du réel. Seules les céramiques représentant des survivants sont un travail imaginaire, où la matière tient lieu de récit : ce ne sont que de petits fragments de terre et des émaux « ratés » qui donnent un effet de craquellement, de morcellement, à travers lequel on devine la couleur, la couleur que portaient les déportés avant que leur vie ne leur soit volée. Leurs têtes restent ouvertes sur le passé, les cauchemars.

ASD Vous faites un travail similaire sur les Tutsis du Rwanda, pourquoi?

FM J’avais déjà fait aussi, pour le Conseil de l’Europe, un travail sur les différents groupes de victimes du nazisme. L’exposition sur le génocide des Tutsis du Rwanda débute par une toile sur la Shoah et l’ensemble s’appelle « Après l’Holocauste, on avait dit : Plus jamais ça… Et pourtant ! ». Il y a un lien pour moi, évident, entre ces génocides du XXe siècle. Je veux travailler là-dessus aussi, sur cette inhumanité qui se poursuit. L’art est un support de transmission plus accessible souvent que les témoignages, les récits, les livres d’histoire. L’art peut transmettre des choses aussi fortes que les photos d’archives, mais sans le côté « horrible », insoutenable, qui peut créer un rejet chez celui qui les regarde. Dans mes toiles, je veux toujours que l’humain l’emporte sur l’inhumain. C’est ma façon de m’opposer à la mort, ma forme de revanche.

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Alain Kleinmann, Artiste
En quoi et comment l’art pictural peut-il être support de mémoire?

Il semble que la partie la plus développée de la mémoire ou du souvenir repose sur l’aspect visuel (plus que sur l’odorat, le goût, l’ouïe ou le toucher). On se souvient essentiellement d’« images ». Or c’est évidemment de ce domaine dont s’occupe la peinture. Un peintre peut bien sûr choisir de travailler spécifiquement sur des images de mémoire (c’est mon cas), comme il peut le faire sur tout autre registre d’images. La peinture est un langage qui permet de développer, d’imaginer, d’interroger ces images et peut devenir pour elles un outil incomparable d’investigation. Il ne fait aucun doute qu’elle puisse non seulement être un « support de mémoire », mais un réel moteur de recherche et d’approfondissement dans ce domaine. Ajoutons à cela que la peinture a cette qualité de conserver un sens non clos (en comparaison par exemple avec les langues naturelles). Chacun peut en effet établir des connexions ou imaginer des interprétations ouvertes dans une toile, au-delà même du sens que le peintre y aurait mis. Cette fonction ressemble par ailleurs étrangement aux mécanismes mêmes de la mémoire et permet souvent au spectateur de devenir acteur de sa propre mémoire par projection sur la proposition que sont une toile et la mémoire du peintre. C’est peut-être là que se trouve la dimension la plus troublante de cette aventure…