#débat

© Noa Ironic, Kenyon HaZahav Parking Lot, 2021, oil on linen, 200×135 cm
Courtesy of the artist and Rosenfeld Gallery, Tel AviV

Hier

Et si l’événement le plus sous-estimé des dernières années avait été l’annonce, le 29 août 2020, de la disparition du Débat, revue fondée en 1980 par, entre autres, Pierre Nora et Marcel Gauchet ? Ou plus exactement de son sabordage, de la main même de ses fondateurs, au motif que le débat, le vrai, avait échoué face au « moralisme inquisitorial » et à « l’enfermement identitaire ».

Aujourd’hui

Je plaisante à peine, mais ce n’est pas rien : que reste-t-il au citoyen de bonne volonté, celui qu’on appelait jadis « l’honnête homme » avant que le déferlement identitaire n’interdise l’usage même du mot « homme », que lui reste-t-il s’il veut poursuivre la conversation démocratique sereinement, en tentant d’échapper à l’inquisition et à l’identitarisme ? Le choix est restreint : il peut choisir de garder le silence, cette forme d’autocensure couarde qui s’empare de nous quand on ne veut pas d’ennuis, ou bien alors, s’il n’y prend garde, il peut décider de se laisser séduire par une version décomplexée de la réaction, ce « michelsardouisme » cool qui lui fera préférer le bon vieux temps et se méfier de ce qui change.

Je précise. À ma gauche, le grand réveil des minorités. Une revanche de l’Histoire fondée sur l’activisme émotionnel qui paralyse quiconque n’est pas bardé de certitudes. À ma droite, le raidissement patriarcal. Un réflexe d’assiégé qui fait le lit de « l’internationale national-populiste », pour reprendre les mots du romancier et essayiste Giuliano da Empoli. Cette radicalisation des forces en présence se porte sur quatre domaines explosifs : le genre, l’origine, le rapport à la Terre, l’Histoire. À gauche on nous dit (on nous intime, en réalité) : « Le genre est une construction sociale, l’homme blanc est coupable, la Nature a subi le geste patriarcal, il faut réécrire l’Histoire ». À droite, on s’étrangle : « Un homme est un homme, une femme est une femme ! L’Occident a inventé la civilisation, l’Homme reste maître et possesseur de la Nature, on ne réécrit pas l’Histoire ».

Le problème, c’est que la victoire d’un camp, c’est la victoire de l’autre. Quand la gauche identitaire fait taire la gauche de raison, elle crée les conditions politiques de la victoire du national-populisme réactionnaire.

Et nous voilà coincés entre ces deux radicalités. Comment débattre sans sauter sur une mine ? Car si Le Débat (la revue) a disparu, le débat se joue ailleurs : en partie sur des chaînes de télé de niche, mais surtout, évidemment, en ligne, là où aucun débat n’est tenable. Internet tout à la fois crée et accélère la mécanique.

Crée car, en ligne, l’individu est roi, reine, digne de reconnaissance par essence. En ligne prospèrent symétriquement le complotisme et la fachosphère.

Accélère car la force exponentielle des algorithmes désintègre la place publique. Voilà ce qui est arrivé au débat : d’analogique, il est devenu numérique. Ainsi, l’espace de délibération démocratique s’est techniquement volatilisé. Dans la mesure où la civilisation numérique n’en est qu’à ses prémisses, comment croire que les prochaines décennies apporteront quelque apaisement ? Projetons-nous.

En 2063

Les radicaux des deux camps ont fini par prendre le pouvoir chacun dans sa niche. Après les premiers autodafés des années 2020, dont JK Rowling fut la victime perplexe, ce sont des bibliothèques entières qui sont brûlées par les militants de la gauche identitaire, sous l’œil goguenard de la police. Né au Canada, le mouvement du « quit burning » déferle sur l’Europe. On brûle Descartes l’antispéciste. On brûle Adam Smith le père du patriacapitalisme. On brûle Voltaire pour ethnocentrisme (pas Rousseau). Des feux de joie embrasent les places des grandes villes françaises. On danse autour des flammes produites par les œuvres complètes de Michel Houellebecq et d’Elisabeth Badinter, « millionnaire sioniste anti-femme ». Les musées font l’objet de raids par les héritiers des militants écoanxieux venus des ZAD d’Île-de-France. Alors que, jusqu’ici, on s’était contenté de verser de la soupe sur des toiles protégées par des vitres, les chefs-d’œuvre de la Renaissance sont lacérés au cutter. Après un long débat entre intersectionnels, seule La Joconde est épargnée : considérée comme non binaire, elle fera même l’objet d’un culte chez les PHA (Post Human Activists, prononcer « fa »).

La gauche identitaire a aussi mangé ses enfants. Après son heure de gloire des années 2030, le jadis populaire et gentiment kitsch mouvement drag queen a reflué : accusés d’appropriation de genre et de véhiculer les pires clichés de la pensée masculiniste, les spectacles drag sont interdits. Sentant le vent tourner, le vieux Ru Paul fera une autocritique publique très émouvante sur Twitch. Tandis qu’à Paris, la statue de Sandrine Rousseau est déboulonnée dans l’indifférence générale, le cas de repentance le plus retentissant concerne Greta Thunberg. Le 3 janvier 2063, jour de ses 60 ans, l’ex-égérie écolo devenue Première ministre de Suède est enlevée par un commando masqué devant la rutilante centrale nucléaire de Göteborg qu’elle venait d’inaugurer. Une semaine plus tard, c’est étrangement en français, sur le site de Mediapart, que Greta publiera une longue confession intitulée « Comment je vous ai trahi.e.s ». Une fois libérée, elle entamera une tournée des universités pour sensibiliser la jeunesse aux dangers du « compromis », tournée payante sponsorisée par un grand groupe du luxe, dont les bénéfices seront entièrement versés au FMR (Fonds Mondial pour la Rectitude), détenu par d’anciens adeptes.

La victoire d’un camp, disais-je, est la victoire de l’autre. Comme attendu, la droite nationale-populiste a pris le pouvoir tout court, et installé partout des régimes post-démocratiques cartoonisés.

Après la chute de la dernière démocratie libérale en 2045 (la désormais célèbre et victorieuse « Marche sur Lisbonne »), les nouveaux régimes illibéraux ont installé leur hégémonie grâce à l’indifférence de la majorité silencieuse, mais aussi grâce au sentiment de culpabilité de la gauche intellectuelle et au basculement de sa frange la plus hédoniste vers une forme édulcorée, donc « acceptable », de fascisme. Ce n’est pas du fascisme, plaident les zélotes. Ils n’ont pas tort, historiquement parlant. Plutôt un régime qui s’étend sur toute l’Europe selon les mêmes critères : fermeture des frontières, interdiction de l’avortement, fin des « théories du genre » à l’école, alliance avec la Russie, relance des énergies fossiles, reprise en main des tribunaux et plus généralement fin de l’État de droit. « Rien d’inacceptable », jugent-ils. D’autant moins inacceptable, en effet, que dans les safe spaces aménagés pour eux par le nouveau régime, on mange sans complexe de la viande de bœuf, on pratique la chasse à la glu, on fume des cigares cubains, et on s’adonne à des pratiques sexuelles de type hétéronormé.

Ce qui reste du progressisme à l’occidentale survit dans des clubs semi-clandestins, où l’on écoute de vieux albums des Beatles, où l’on organise la projection des films du réalisateur multi-cancellé Woody Allen, où l’on a conservé de vieux numéros de la revue Tenou’a, et où l’on se récite des passages de L’Homme révolté en langues de signes pour échapper à la double censure : celle de ses anciens amis, celle du régime.

Le débat public ? Comment le dire simplement… Il n’a pas changé de nature, il n’existe tout simplement plus. Avec la disparition tranquille de la démocratie, a disparu aussi ce qui la fondait : la dispute. Dans les années 2020, aux temps de la télévision, existait un spectacle animé par un présentateur très populaire mettant en scène des opposants jouant des rôles assignés à l’avance. À l’époque, cela semblait vulgaire. Mais tout cela est terminé. Aujourd’hui, en 2063, certains intellectuels qui ont bien connu Cyril Hanouna regrettent cet âge d’or, celui des Louis Boyard et des Gilles Verdez. Le débat, c’était mieux avant, se lamentent-ils.

Pour conserver le pouvoir, les nouveaux « agitateurs » (aurait dit Adorno) n’ont pas besoin de convaincre. Entre autoritarisme et développement personnel, ils ont compris que l’avenir de la politique était au « digital gourouisme », un concept développé dans le métavers par l’avatar de Davide Casaleggio, fils du fondateur du mouvement italien « 5 étoiles ». Qui maîtrise la data maîtrise les âmes.

À moins que…

À moins que nous relevions la tête. À moins que nous arrêtions d’avoir peur de notre ombre. À moins que nous nous battions pour resituer le débat sur le terrain de la raison universelle, non celui de l’identité et de l’émotion. À moins que nous acceptions de retourner dans l’arène pour y mener bataille. Celle des idées. Nous sommes encore en 2023, elle n’est pas encore perdue. Face au « qu’en-dira-t-on identitaire » (comme il existait dans les années vingt, selon Blum, un « qu’en-dira-t-on communiste » qui paralysait le militant social-démocrate), je crois qu’il est important que nous cessions de nous sentir coupables. Ne pas nous sentir coupables de penser ce que l’on pense, ne pas croire ceux qui nous traitent de fachos ou de réac’ sous prétexte que nous refusons le diktat émotionnel et identitaire. Ce n’est pas ce que nous sommes. Le meilleur moyen de faire gagner le national-populisme, ce serait de laisser la gauche identitaire nous dicter sa loi et la croire sur parole. Quand il n’y aura plus de débats, nous n’aurons plus que nos yeux pour pleurer. Ce débat, il faut le mener, quoi qu’il en coûte. Parce que nous vivons encore en démocratie, nous ne risquons pas encore d’en mourir.