L ’épisode biblique qui raconte la sortie des Hébreux d’Égypte, accompagne peut-être plus qu’un autre nos vies. Il donne d’abord à l’enfant une « vraie » place dans la prière des « grands » : « Ma nishtana, en quoi cette nuit se distingue-t-elle de toutes les autres nuits ? » demandent-ils.
Adulte, ce passage de l’Exode nous enjoint sans cesse de nous souvenir de notre condition d’Étranger en terre d’Égypte. Ce rappel très contemporain en cette ère de migration tragique est une lumière vive qui accroît notre réceptivité à la douleur d’autrui. Notre mémoire biblique, en effet, est je crois, dans l’ADN de nos valeurs originelles.
Alors oui, cette sortie d’Égypte est grandiose ! Cecil B. DeMille ne s’y est d’ailleurs pas trompé. Réalisant Les Dix Commandements, il va inscrire la traversée de la Mer Rouge parmi les scènes les plus impressionnantes et les plus connues du cinéma.
Oui, il y a de la magie, de la féerie, comme un souffle d’air frais qui soudain nous réveille et remet nos pendules à l’heure. Nous sommes esclaves de nos vies, de notre travail… et Pessah nous déleste chaque année de nos chaînes, mettant au centre de notre réflexion le devoir de mémoire. « Souviens-toi que Dieu t’a fait sortir de l’esclavage. »
Pour autant, le sauvetage du peuple des Hébreux ne s’est pas fait pas sans dommages « collatéraux ». Pharaon est têtu. Son cœur est dur. C’est également un menteur patenté. Comme Dieu donnera à Moïse Dix commandements pour faire « marcher » le monde, il infligera Dix plaies aux Égyptiens pour délivrer « son peuple » et faire plier Pharaon. Le clou aurait pu être planté d’un seul coup de marteau. Non. Neuf coups seront donnés, chacun plus fort que l’autre jusqu’au dixième, fatal. Ces plaies toucheront les Égyptiens de plein fouet et épargneront les Hébreux. Les Égyptiens coupables de quoi, au fait? Jamais nous ne nous posons cette question.
Notre raisonnement est basique. S’ils sont désignés comme étant « les méchants », il est « normal » qu’ils soient punis… mais en quoi sont-ils les méchants ?
Qu’ont-ils fait, eux, pour mériter la punition divine sinon être soumis à leur maître Pharaon ?
Ma lecture des plaies n’est pas manichéenne. Il n’y a pour moi ni gentils épargnés, ni méchants punis, ni moins encore de gentils injustement touchés par une punition collective. Les Égyptiens symbolisent à mes yeux les Hommes qui peuplent la terre. Tous les hommes. Chaque plaie met en exergue un agissement humain susceptible de conduire l’Humanité, symbolisée par les Hébreux, à sa perte. « Aaron étendit sa main avec sa verge, et frappa la poussière de la terre, et elle devint des poux sur les hommes et sur les bêtes ; toute la poussière du pays devint des poux dans tout le pays d’Égypte » (Exode 8:16-19).
Dana Ellyn me conforte dans ma lecture. Les Égyptiens sont conceptualisés sous les traits d’une femme remplie d’effroi. Ancrée dans le XXIe siècle, européenne, élégante, le collier de perles qu’elle porte autour de son cou accentue le malaise induit par les poux surdimensionnés qui entourent sa tête. Ses mains sont enfoncées dans ses cheveux. Son regard perdu vers le ciel, sa bouche ouverte, crispée, marquent l’incompréhension. Le dessin est en noir et blanc pour accentuer l’extrême de la situation. Cette femme effrayée, seule, ne semble pas comprendre ce qui lui arrive. Dénonce-t-elle dans son cri silencieux une erreur d’appréciation ? Elle n’est coupable de rien… Est-elle une victime de Pharaon ? de Dieu ?
Est-ce comme cela que l’artiste lit le texte biblique ? L’histoire d’une maldonne… d’une erreur judiciaire d’une autre ère ?
Ce schéma de lecture semble restrictif et imposerait à tous une interprétation manichéenne. Or, une autre voie est possible si on accepte que les plaies ne sont pas uniquement un « châtiment » mais également « un avertissement ». On peut alors imaginer que cette femme, européenne, élégante est horrifiée, parce qu’elle est le témoin impuissant de l’innommable barbarie de son temps. Dans l’une des interprétations symboliques données à cette plaie, les poux correspondent à l’état d’insalubrité, de malpropreté dans lequel étaient maintenus les Hébreux, esclaves, par les travaux avilissants qui leur étaient quotidiennement infligés.
Écrivant ces mots, une vision s’impose à moi, celles de femmes et d’hommes rasés, squelettiques, victimes d’être qui ils sont. Plus jamais ça.
« […] L’Éternel fit tomber la grêle qui se transforma en feu sur le pays d’Égypte […] » (Exode 9:13-35).
Là encore, c’est une femme que choisit de représenter Dana Ellyn. Une jeune femme, peut être même une fillette. Elle aussi semble horrifiée par ce qu’elle voit (et que ne voit pas celui, celle qui regarde la toile). Elle a si peur qu’elle met par réflexe sa main devant la bouche. Ses traits noirs et blancs sont tirés. Ils constituent l’ensemble du visage de ce personnage central. Pas de grêlons mais des traînées d’eau infinies et pour s’en « protéger » un parapluie aussi anachronique que dérisoire dans le contexte donné des fléaux d’Égypte. De quoi parle-t-on : d’hier, d’aujourd’hui ? Le grêlon peut s’apparenter à la pierre, celle qui lapida nos ancêtres et qui continue de lapider des femmes… Comme si aucune leçon du passé n’avait été pleinement comprise. Comme si tout continuait en boucle prouvant que l’homme persiste dans son aveuglement, et sa folie meurtrière. Dieu prévient. Il ne frappe pas au hasard les « Égyptiens ». Il frappe ceux qui se refusent à son autorité. Le libre arbitre de chacun est donc toujours respecté. Celui de l’Hébreu, comme celui de l’Égyptien.
« La grêle tombera sur tous les hommes et les bêtes qui se trouveront aux champs, et qui ne se retireront pas dans les maisons, et ils mourront. Celui des serviteurs de Pharaon qui craignit la parole de l’Éternel, fit promptement retirer dans les maisons ses serviteurs et son bétail. Mais celui qui ne fit point attention à la parole de l’Éternel, laissa ses serviteurs et son bétail aux champs… » Pas de punition collective. Une mise en garde, entendue ou pas.
La dernière des plaies est la plus terrible. « […] tous les premiers-nés moururent dans le pays d’Égypte […] » (Exode 12:29-36) Elle fait définitivement plier Pharaon. Plus de mensonges, de promesses non tenues. Le peuple des Hébreux par la volonté de Dieu va recouvrer sa liberté, accompagné d’un « grand nombre d’étrangers (…) ainsi que des brebis et des bœufs, un bétail très considérable ».
Une fois de plus pour Dana Ellyn, c’est une femme qui va figurer l’Égypte. Sa tête violemment colorée est celle de Pharaon, rouge du sang qu’il n’a cessé de faire couler. Cette femme à tête de perroquet est enceinte. Son ventre rose, arrondi peut être vu comme une allégorie de la maternité. Mais l’homme qui se tient derrière elle… Ombre ou Faucheuse annonce le châtiment ultime: la mort des premiers nés, à commencer par l’enfant de Pharaon.
Là encore, ne s’agit-il que d’un châtiment divin qui, dans sa radicalité, s’abat également sur les animaux ? On peut y lire le dernier avertissement avant la fin du monde.
Si nous persistons dans notre folie, dans notre indifférence aux esclavages modernes, à l’asservissement d’êtres humains par d’autres; si nous tolérons les dictatures, les tyrannies ; si nous admettons la pauvreté extrême, les famines, l’exploitation de l’homme par l’homme, les mauvais traitements, la torture… par le sang, les grenouilles, les poux, les bêtes féroces, la Peste, la grêle, les sauterelles, les Ténèbres, nous périrons ! Nous ne laisserons pas à nos premiers-nés le loisir de grandir sur une terre bienveillante.
Dana Ellyn accentue cette idée par le dessin en bas de page d’un oiseau mort, pattes en l’air, griffes vainement ouvertes, œil clos. La couleur du tableau loin d’apporter de la chaleur, de la gaîté, développe au contraire un sentiment anxiogène, étouffant, mortifère.
La lecture juive pourtant laisse toujours une fenêtre ouverte vers un espoir possible, un pardon accessible. Ces « Dix Plaies » étaient destinées à montrer à Pharaon la toute-puissance du dieu des Hébreux, comme elles sont peut-être destinées à nous permettre de construire, si nous savons entendre, un monde meilleur : de respect, d’ouverture, de tolérance et d’amour.
Sarah Rozenblum Le Judaïsme condamne l’usage de la violence contre les animaux. Votre véganisme tient-il à vos convictions religieuses ?
Dana Ellyn J’ai grandi au sein d’une famille peu pratiquante, malgré une identité juive très affirmée. Ma famille célébrait rarement les fêtes religieuses. Nous n’avions ni repas traditionnel, ni explicitation du sens des rites. Je me suis rendue pour la première fois à la synagogue à l’âge de 20 ans, pour y accompagner mon petit ami rencontré à l’université et sa famille. Rétrospectivement, je pense être une végétarienne de cœur depuis mon enfance. La viande m’a toujours incommodée. Si l’on me servait de la viande rouge, elle devait être cuite à point, sans trace de sang apparente. Un poulet entier ou une dinde de Thanksgiving me soulevait le cœur parce qu’il ressemblait toujours à un animal. J’étais la seule, parmi les membres de ma famille, à manifester de telles réactions. Ce qui me valait, à l’heure du dîner, les remontrances de ma mère qui me reprochait de sélectionner ma nourriture. Je recrachais discrètement ma viande dans une serviette de table, si elle ne fondait pas instantanément dans ma bouche. Je ne me réclame d’aucune religion institutionnalisée. Je m’efforce simplement d’être bonne et bienveillante vis-à-vis de mes semblables et des animaux.
SR Vous vous efforcez d’atteindre un état de concentration maximale, similaire à ce que le Judaïsme appelle Kavana, dans le cadre de la prière. Y a-t-il une dimension religieuse à votre art ?
DE Non, ma méthode est strictement académique. Elle implique de longues heures de recherche et de contemplation, suivies d’une phase de problem solving, visant à traduire mes pensées en peintures.
SR Vos toiles abordent plusieurs questions, dont la religion et l’identité féminine. Votre représentation des “Dix plaies d’Egypte” présentée dans ce numéro, convoque votre vision critique de la religion et votre condamnation des souffrances infligées aux animaux. Comment articulez-vous ces deux positions ?
DE Le sacrifice, la cruauté, la mort et les injustices caractérisent la religion au même titre que le traitement contemporain des animaux. Être religieux ne fait pas de vous quelqu’un de bien. Beaucoup d’atrocités ont été commises au nom de la religion. Je m’efforce, à titre personnel, de minimiser les souffrances que j’inflige aux autres, aux animaux, à la planète ainsi qu’à moi-même.