Deux hommes se disputent un habit

La première Mishna du traité Baba Metsia s’ouvre sur une tempête. La scène se passe dans un tribunal. La sérénité du lieu est subitement troublée par l’arrivée d’un curieux tandem.

Deux hommes tiennent fermement un même habit.
L’un dit : « C’est moi qui l’ai trouvé et ramassé le premier ! »
L’autre dit : « C’est moi qui l’ai trouvé et ramassé le premier ! »
L’un dit : « Il est tout à moi ! »
L’autre dit : « Il est tout à moi ! »

La Mishna donne aux juges la ligne à suivre: L’un jurera qu’il n’en détient pas moins que la moitié. L’autre jurera qu’il n’en détient pas moins que la moitié.
Et ils le partageront à équivalence.

Le choix d’un habit, d’un tallit, égaré dépourvu designe particulier est à première vue purement anecdotique. Une chocolatine, un billet de banque, une poêle à frire: c’est du pareil au même. Sauf à considérer que le conflit autour de l’habit a une histoire. C’est même une tradition en soi.

LA TUNIQUE RAYÉE DE JOSEPH
Trois fois rien, un cadeau du père à son fils bien aimé. Et la deuxième moitié du livre de la Genèse consacrée à la jalousie tenace des dix grands demi-frères, ulcérés par la signification de ce geste. Vendu le frère, maculée de sang la tunique, endeuillé le père. À la fin, la fratrie se retrouve autour du maître de l’Égypte qui les tient tous en respect. Le repas des retrouvailles au parfum de messianité avait l’allure bariolée de la tunique. « Gare à favoriser un héritier au détriment des autres, retient néanmoins le Talmud 1.Voyez Jacob: pour deux bouts de laines, ses enfants iront déchoir en Égypte. »

LA « LÈPRE » DU LÉVITIQUE
Le livre ne souffle mot sur ces mystérieuses lésions, enflures et traces susceptible d’apparaître sur la peau, sur les murs de la maison, sur les vêtements2 . « Sur la chaîne ou sur la trame » précise même le verset. Comme si le sens de cette apparition sur la deuxième peau qu’est l’habit devait émerger depuis l’enchevêtrement des fils tissés. Un indice: le sort du reclus ne tient qu’à la parole du prêtre: « impur ! » – il reste hors le camp, éloigné de son centre où se manifeste dans le tabernacle la Présence; « pur ! » – il sera autorisé peu à peu à s’en approcher. La parole est ainsi restaurée en autorité, en puissance dans l’esprit du reclus. C’est donc, en déduit le midrash 3 , que cet individu fut médisant. La lèpre surnaturelle touche le textile pour pointer le conflit interhumain né des dérives verbales. Comme symbole conflictuel, l’habit tissé persiste et signe.

LE LIN ET LA LAINE
Insondable interdit biblique du Shaatnez 4 : porter en habit un mélange de laine de mouton et de lin cousus ensemble ou tissés ensemble. Fait rarissime, le Talmud conclut que la dignité humaine est dépassée par l’impératif de se dévêtir sur la place publique sine die si l’on découvrait sur soi tel mélange5 … Nu devant les hommes mais conforme devant Dieu!

Présenté comme un des exemples types des lois bibliques dénuées de justification intelligible, l’interdit du shaatnez n’est pour autant pas muet. Car il souffre d’exceptions notoires: le rideau du Temple qui sépare le Saint du Saint des Saints6 , les franges de laines aux quatre coins d’un vêtement de lin7 , la tenue du Grand prêtre8 . Il n’en faudra pas moins pour que les plus hardis des commentateurs osent l’hypothèse: le tissage lin-laine est sanctuarisé et donc inaccessible au commun des mortels9 . Reste à savoir ce qui serait à l’origine de cette sanctuarisation.

Osons à notre tour. Il n’aura échappé à aucun lecteur attentif que lin et laine sont déjà à l’œuvre dans le récit tragique de la première fraternité. Caïn, l’homme qui cultive la terre comme son père maudit, offre à Dieu des graines de lin. Abel, inutile berger, offre dans sa suite les meilleures pièces de son bétail. Cain est éconduit par Dieu, en garde une profonde amertume malgré les mots divins. Il est d’autant plus amer qu’il avait été le premier, suivi, imité et finalement dépassé par son petit frère. Caïn avait dès lors deux possibilités:
– Considérer qu’il est un peu l’auteur du succès de son frère appuyé sur son insuccès. À deux, ils auront réalisé le sacrifice parfait. Encore faut-il intégrer la logique combinatoire de solidarité.
– Se « déconnecter » de son frère au point de ne voir en lui qu’un rival et en lui-même une humanité déchue.

Certes, la fin de vie de Caïn, bâtisseur de la première cité, la bien nommée ’Hanokh – « l’éduqué », tout comme son fils – témoigne de la sublime intégration après l’errance de cette logique combinatoire érigée en mode d’organisation sociale. Mais, avec Abel, la solution n’avait pas été trouvée…

Entre les deux frères, le trou noir. La combinaison qu’on n’a pas su initier. Et surtout, le métier que l’on n’a pas su inventer. Car, oui, entre eux, l’un producteur de laine et l’autre de lin, un certain métier aurait pu être inventé. La Bible ne se fend-elle pas d’un récit pour les métiers de la forge, des armes et des arts10 ? Seul le métier de tisserand n’a pas de récit. D’où le mélange lin-laine inaccessible, insondable et sanctuarisé. Témoin du tragique de la fraternité vers laquelle pourtant il faut tendre: de la tunique de Joseph à celle du grand prêtre.

LA CHAÎNE ET LA TRAME
La chaîne est tenue fermement par le métier à tisser, parcourue par le fil de trame virevoltant en elle. La trame est ainsi l’élément allogène qui se mêle à l’élément autochtone. Les savoirs venus d’ailleurs, les perceptions d’autrui, sa présence sont autant de défis lancés au fantasme de la pureté, de l’authenticité originelle ou virginale des textes11 et des manières d’être à l’autre.

DEUX HOMMES SE DISPUTENT UN TALLIT
Une relation-textile en crise. Tout n’est que textile dans la relation, même si, dans la crise, chacun revendique la totalité d’une vérité. Or, on ne peut démêler la relation, ni défaire le textile. La sortie de crise inventée par les rabbins consiste en un audacieux glissement vers le langage. Chacun jure, on prêtera les mots pour que les deux propositions ne se contredisent ni ne contredisent les versions de chacun. Devant les juges, on se déchire. Depuis l’espace symbolique du tribunal, on remet la relation humaine sur le métier à tisser.

1. Talmud de Babylone, traité Shabbat 10b
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2. Lévitique 13 et 14
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3. Vayikra Rabbah 16
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4. Lévitique 19,19 et Deutéronome 22,11
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5. Talmud de Babylone, traité Berakhot 19b
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6. Exode 26,31-33
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7. Talmud de Babylone, traité Yebamot 4a. Les médiévaux s’interrogent sur l’application de cet arbitrage la nuit.
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8. Exode 28,6-8
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9. C’est notamment l’hypothèse de Flavius Joseph in Antiquités Juive, Livre VIII, chapitre XI. S’agissant du rideau, cf. Daat Zekenim
des Tossafistes sur Deutéronome 22,11
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10. Genèse 4,20-22
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11. cf. Talmud de Babylone, traité Yebamot 109b: « Quiconque prétend: “Je n’ai que la Torah”, même de “Torah” il en est dépourvu. » Dans la suite du Talmud, ce dicton de Rabbi Yossé est ramené à l’impératif de traduire en acte le savoir : sans son application concrète, le savoir n’est rien.
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