Dieu·e la MÈre

© Maya Gold, Fireflies, 2015, oil on black MDF, 65 x 59 cm – Courtesy Zemack Gallery, Tel Aviv

Dieu n’a ni corps ni genre. Voilà l’un des rares principes faisant l’unanimité chez les Juifs depuis le combat mené par Maïmonide contre l’anthropomorphisme.

Pourtant, le Dieu débordant de sentiments de la Bible, du Midrash ou de la liturgie demeure bien éloigné de l’essence transcendantale et autosuffisante des rationalistes. Aimer Dieu par tous ses moyens, comme nous le recommande le Deutéronome, nécessite peut-être l’étrange alliance entre raison et imaginaire, entre logos et mythos. Dieu est certes radicalement différent l’humain, toujours est-il que ce dernier ne se prive pas de l’imaginer, de le décrire et de le personnifier.

Imaginer Dieu occupe une place fondamentale dans toutes les cultures. Grâce à la psychanalyse jungienne, nous connaissons aujourd’hui l’importance de ces mythes originels dans la structure de notre psyché et dans la formation de notre inconscient collectif. Chez les Juifs comme dans les autres cultures, on retrouve Dieu sous bien des formes archétypales : parfois vieux sage plein de bienveillance, autrefois impétueux jeune homme au caractère impulsif. Les Grecs avaient Saturne et Cronos, Les catholiques ont distingué le Père du Fils et la tradition juive a elle aussi différencié entre « Un vieux sage lors du Jugement et un jeune fougueux lors du combat » 1.  Bien loin de diminuer Dieu, ces archétypes permettent au contraire d’élargir notre conscience de Dieu au-delà des limites de la raison, à travers des représentations contradictoires au sein d’une même unité parfaite.

Mais le Dieu juif ne peut-il s’imaginer qu’en mâle ? Le texte biblique ne manque pourtant pas d’images féminines pour le décrire. Dieu est parfois appelé Shaday, de la racine ShD, littéralement « sein » qu’on imagine allaitant sa création. On le nomme également rahum, de la racine RHM, littéralement « matriciel ». Le livre des Nombres nous affirme que Dieu a porté puis mis au monde son peuple 2, le Deutéronome nous parle d’un·e Dieu qui engendre et accouche 3. Isaïe pousse encore plus loin la métaphore en décrivant une mère gémissant à l’accouchement 4, donnant le sein 5,  ou encore assurant qu’elle n’oubliera jamais Israël car « Une femme oublie-t-elle son nourrisson ? N’a-t-elle pas de compassion pour le fils de ses entrailles ? » 6. À la fois homme et femme, le Dieu biblique semble décrit comme androgyne. C’est un Dieu unique, aux représentations indifféremment masculines et féminines. Mais force est de constater que ces caractéristiques féminines de Dieu tombèrent en désuétude dans le judaïsme post-biblique.

Imaginer Dieu à travers des archétypes féminins et masculins n’est pas le fruit d’un simple besoin de représentativité. Limiter l’imaginaire à des attributs uniquement masculins rejaillit immédiatement sur notre conception du divin et sur nos vies religieuses. Depuis bien (trop) longtemps, Dieu n’est qu’une affaire d’hommes et à l’image des hommes. Même dépouillé de restes anthropomorphiques, il conserve la même enveloppe virile que les idolâtres représentaient dans la pierre. Sans ses attributs féminins, c’est tout un eros bénéfique et vivificateur qui est éliminé de la sphère religieuse. En découle un appauvrissement spirituel pour l’ensemble des croyants.

Un des textes les plus poétiques et audacieux du Zohar, le Midrash disparu sur les Lamentations, tente de formuler une critique de ce monde où l’eros n’est plus, à travers une réhabilitation d’un archétype féminin de Dieu. Pour les auteurs de ce texte le Temple de Jérusalem – dont l’enceinte faisait figure d’utérus symbolique – était le haut lieu de l’immanence et de la matricialité. Ainsi, la destruction du bayit – mot désignant indifféremment le Temple et une épouse dans l’hébreu rabbinique – inclut à la fois la ruine du Temple et la disparition de cette Mère divine :

Nos yeux scrutent les murs de la maison de notre Mère – les voici en ruine et elle reste introuvable. Aux jours d’antan, Elle nous allaitait quotidiennement de sa beauté, elle nous consolait, parlait à nos cœurs comme une Mère parle à son enfant […]. Nous frappons notre tête contre les murs de sa demeure. Qui nous consolera ? Qui parlera à nos cœurs ? Qui nous protégera du Roi ? […] Voilà que notre Mère n’est plus ! Malheur à nous ! 7

C’est à travers le vide laissé par sa disparition symbolique que Dieu·e la Mère prend toute son importance. La destruction se passe tout autant sur le plan physique que métaphysique. La divinité est comme diminuée, réduite à sa seule expression masculine. Dans cette vision des choses, la Mère représentait les aspects nourriciers, miséricordieux et consolateur de Dieu. Autant d’aspects qui équilibraient les penchants virils du divin, s’incarnant dans la justice, l’autorité et le châtiment.

La figure de la Mère zoharique continue sous bien des aspects les métaphores féminines du divin utilisées par la Bible. Mais si dans la Bible Dieu était androgyne, à la fois homme et femme 8, le trauma de la destruction décrit par le Zohar mène quant à lui à une différenciation au sein même de l’unité divine. La Mère apparaît au moment même de sa disparition, laissant au passage un Dieu blessé, un Père devenu distant et absent depuis le départ de sa propre moitié. C’est dans le deuil de la disparition que la Mère apparaît dans toute sa spécificité.

Cette Mère n’a plus d’intérieur pour accueillir ses enfants, son sein est asséché, sa fonction protectrice est manquante. C’est une mère éplorée, arrachée à ses enfants, que le Zohar identifie désormais avec la figure de la Shekhina en exil. Elle n’est plus que l’ombre de ce qu’elle était, mais elle refuse toutefois de se résigner. La voilà qui argumente avec Dieu, qui refuse un ordre cosmique guidé par la seule justice, et répand ses larmes sans compter au nom de la miséricorde et la pitié. Dans ce dialogue mythique entre le Saint-Béni-Soit-Il et la Shekhina, le Zohar soutient que leurs enfants symboliques – le Peuple d’Israël – peuvent jouer un rôle actif pour permettre une union renouvelée et vivificatrice.

Plaidoyer pour une réhabilitation pleine et entière de Dieu·e la Mère, ce texte me semble critiquer en filigrane une tradition rabbinique ayant accordé une trop grande place à la Loi, au rationnel et au transcendant, aux dépens du mythe, de l’imaginaire et de l’immanent. La sortie de l’exil passe par l’enchevêtrement de tous ces éléments, enchevêtrement débutant lui-même par la réhabilitation des voies (et des voix) féminines vers l’unification du Sublime.

Certes, on peut reprocher à cette approche un essentialisme exagéré du masculin et du féminin. On relèvera cependant que cet essentialisme naît de la différentiation traumatique. Car au commencement Dieu était indistinctement féminin et masculin, tout comme il demeure indistinctement Puer et Senex, jeune fougueux et vieux sage. Si la réhabilitation de la Mère passe nécessairement par son assignation aux attributs « féminins » manquants, celle-ci s’achève précisément dans l’union retrouvée. Celle où le Saint-Béni-Soit-Il et sa Shekhina forment à nouveau une unité indivisible et parfaite. Union retrouvée, où les attributs féminins et masculins n’existent plus sous une forme essentialisée, mais reviennent à un état primordial et indifférencié.

1. Les exemples bibliques sont nombreux, mais j’ai choisi ce court vers extrait de L’Hymne à la Gloire (Shir Ha-Kavod), rédigé par Juda de Ratisbonne au xiiie siècle. Récité dans bien des synagogues tous les samedis matin, ce poème loue le Dieu unique prenant pourtant des formes diverses et contradictoires dans l’imaginaire des prophètes et des fidèles.
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2. Nombres 11,12
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3. Deutéronome 32,18
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4. Isaïe 42,14
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5. Isaïe 66,13
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6. Isaïe 49,14-15
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7. Ouverture du Zohar sur le rouleau des Lamentations.8 Genèse 1,27
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