Eau de vies

© Hava Zilbersteinwww.havazil.wixsite.com

« JE ME SOUVIENS »

Cette inscription qui orne les plaques d’immatriculation des voitures de Montréal et que l’on retrouve gravée au frontispice de ses beaux bâtiments, m’a toujours marquée. Si cette invitation à la commémoration, presque injonctive, relève là-bas d’un devoir citoyen, politique, et d’une histoire qui n’est pas la mienne, celle-ci m’avait déjà plongée plusieurs fois en introspection. Trois mots qui ont la forme d’une porte, large et solennelle, appelant, dans mon cas, à un retour conscient vers ce que l’on a été et vers ce soi nourri de ses expériences passées. Ce que l’on voudrait être aussi, ce à quoi l’on rêve – comme ça, en se l’avouant à demi-mot, les yeux plissés d’espoir et de crainte de choquer sa propre modestie. Alors on repense à tous ces défis que l’on s’est lancés, qu’ils soient pour une nuit, pour les amis goguenards, pour des semaines, pour une vie. Guidés par l’orgueil, par le goût du risque. Par la soif de connaissance, non pas intellectuelle, mais celle impalpable de nos limites. De qui l’on est, et de jusqu’où l’on est.

Je me souviens. Un soir à Barcelone, où mineure, je buvais des vodkas glace à la chaîne, toutes d’un trait, juste pour impressionner et me sentir grandie. J’étais traversée par une urgence de la fête. La musique était incroyable, mes amis de voyage aussi, ce fut l’une de mes meilleures soirées. La même semaine, dernière nuit, trop grisée, l’alcool m’a aussi amenée dans le caniveau, moins que rien. J’ai vécu toute l’ambivalence de l’alcool. Ce mot si beau, dont les sonorités calmes paraissent se diluer quand on le prononce sobrement, m’a toujours attirée. Il porte toujours en lui des promesses et des récits, des voyages et des rencontres.

Je me souviens. La navigation spatio-temporelle dans la mémoire n’est pas chose aisée. J’ai souvent l’impression d’être dans une petite pirogue, trop frêle pour les mers sur lesquelles elle navigue et les brumes qu’elle traverse. Des tsunamis émotionnels, de fierté et de honte, de batailles et de répits, où souvent certains souvenirs en supplantent belliqueusement d’autres. L’alcool peut constituer à bien des égards un fil conducteur de ces derniers. Les verres, comme leur absence, apportent des couleurs aux choses que nous traversons. Ils sont les veilleurs de nos célébrations, la manifestation de nos vagues à l’âme, ils estompent autant qu’ils ravivent les instantanés auxquels ils ont participé.

Toutefois, il arrive qu’il y ait de l’alcool que l’on boit comme on boirait de la ciguë.

Cet alcool-là, c’est un poison noir. Il en a le goût et l’amertume. De l’éthanol pur qui nous brûle la trachée et l’estomac en ne nous demandant qu’à s’embraser. On ne le boit pas tant pour mourir que pour être sauvé. Il est une fusée de détresse, un faible signal radio que nous envoyons depuis notre planète désolée, en attendant qu’on vienne à notre secours. Oui, on espère de cette gorgée sans plaisir qu’elle nous fera remonter à la surface, comme un nécessaire coup de feu appelant au sursaut de cet instinct de survie que l’on a endormi pour mieux se consumer. Parfois dans l’espoir fou et puéril qu’un acolyte de comptoir ou un ami nous enlève notre flacon d’ivresse triste. Que l’on puisse s’y refuser avec véhémence avant finalement de lui céder et de confesser à l’oreille de ce complice à quel point cette vie peut être cruelle et jusqu’où celle-ci nous laisse désemparés.

Cette liqueur est notre salut. Elle est la fenêtre par laquelle on saute la tête en avant, tant pour se mettre sous anesthésie générale que pour convoquer un ultime moyen de sentir à nouveau. Pour vérifier si l’on est toujours vivant et s’exacerber. Car parfois ce n’est que dans les extrêmes que l’on se ressent profondément humain. Quelle que soit l’émotion qui s’invite alors, elle nous rappelle que l’on existe. Malgré tout, envers et contre tout. Même quand cette réalité semble occasionnellement, ou depuis plus longtemps, nous avoir quittés. Le mauvais vin de fortune agit alors comme un révélateur de mélancolie, une eau de mort, une eau de larmes, un premier lâcher prise.

Seulement, c’est une échappatoire que l’on prend écorché vif. Un trou noir qui achèvera peut-être de nous disloquer. Dans ce danger-là, ceux, malheureux, qui n’arrivent pas à se retrouver avec eux-mêmes en ami peuvent s’y laisser tomber en cherchant un bonheur artificiel. Comme la petite fille aux allumettes qui ne voit dans les flammes que de fausses figures de ce qu’elle a tant aimé. Ce mirage crée des malaises, si ce n’est de véritables drames, dans les familles, dans les cercles sociaux, isolant encore plus celui qui s’abandonne, une chose en entraînant une autre, un verre après l’autre. Combien l’autodestruction d’un seul peut laisser sa place à une punition collective.

Alors si l’alcool n’est pas que joyeux, s’il s’avère qu’il ne nous rapproche pas que du divin, l’arrêter ou simplement choisir de ne pas se mettre la tête à l’envers ce soir, c’est s’assurer d’une bonne journée le lendemain. Je ne compte plus les soirées sobres que j’ai passées en observateur, sage, au milieu de la fête, à regarder et écouter mes semblables deviser, digresser, faire une tache sur le tapis tout en essayant de l’effacer avec aussi peu de discrétion que de finesse. Ce pouvoir de lucidité nous a tous fait rire quand je leur ai raconté ce qu’ils ont cru dissimuler au cours de la nuit, ou ce dont ils ne se souvenaient déjà plus.

Cette retenue à ne pas boire vient toutefois avec son lot de questions, parfois désapprobatrices ou critiques, mais aussi souvent avec son ennui. Celui d’être dégrisé au milieu des autres, et de ne pas partager une même euphorie. Cela aide néanmoins à quitter une soirée vouée à l’échec, ou, à l’envie, mener une enquête sociologique auprès des gens saouls, ou encore, tout simplement, à faire face. Faire face à ses démons, à ses entraves, à ce qui nous ferait boire par dépit ou par chagrin, et à construire ce qui nous reviendra à l’esprit, fièrement, à la lecture de cette phrase, « Je me souviens ».