Héroïque et entravée

Qui voit-on cousue à la toile par l’artiste Pascal Monteil ? Si l’on s’en tient au titre de l’œuvre, Médée, son identité semble établie. Alors interrogeons l’artiste: qui est-ce ? Eh bien ce pourrait être Médée en effet, ou peut-être la Reine Esther, ou encore Rahab…
Est-il quoi que ce soit de commun entre Médée, la Reine Esther et Rahab ?

Médée dont le nom signifie en mède « comprendre », Médée refuse la loi sans doute parce qu’elle comprend en quoi sa condition de femme la conduit inévitablement à être malmenée, dégradée, instrumentalisée par les hommes qui l’entourent. La Médée mythologique d’Euripide (comme celle de Pasolini, du reste) est une humaine à la destinée divine qui se joue de la règle, séduit, détruit, chérit, se cache. Son épopée débute par l’arrivée de Jason et de ses Argonautes à Colchide, où il ambitionne de s’emparer de la Toison d’or qui, seule, peut lui permettre de recouvrir le trône d’Iolcos spolié par son oncle. Médée s’éprend de ce roi sans trône et l’aide à voler la Toison d’or et à fuir le roi de Colchide, Éétès, son propre père. Dans cette entreprise, elle ruse, trahit, cache et tue. À Iolcos, elle parvient à faire tuer l’imposteur par ses propres filles. Mais le destin de Médée est de poursuivre sa vie sur un chemin abrupt de douleurs et de crimes – abandon, bannissement, meurtres, infanticides, conspirations – avant une fin énigmatiquement sereine en exil, coupée de sa vie et de sa condition d’origine. Sa vie durant, Médée est mue par un but: venger les injustices, défier les impostures et les iniquités, et aimer, contre toute convenance.

Esther, elle, s’appelle Hadassah. Ce sont les Mèdes, encore eux, qui la nomment Esther, nom qui, apprivoisé par l’hébreu, prend le sens de « cacher ». Esther devient l’épouse du roi de Perse Assuérus en dissimulant son identité juive. Esther ruse, elle aussi, avec un but : sauver les Juifs du destin macabre et injuste que leur réserve le ministre Haman. Pour cette quête, Esther piège Haman qui sera pendu par Assuérus. Le combat d’Esther n’est pas non plus dénué d’une violence inouïe, à commencer par l’extermination des habitants de Suse par les Juifs. Esther, pourtant, est également une faiseuse de miracles : de ce peuple exilé promis à l’anéantissement, elle fait un peuple fier, proche du roi, libre de retrouver sa terre. Esther, si proche d’Ishtar, la déesse babylonienne de l’amour, Esther est aussi le récit d’un amour démesuré, fanatisé, caché, protégé.

Rahab, figure bien plus effacée du récit biblique, est, elle encore, un personnage pluriel et ambigu. « Femme prostituée » selon la Bible, elle est l’artisan de la prise de Jéricho. En cachant les espions hébreux envoyés par Josué, en mentant éhontément à ses concitoyens, elle permet l’un des sièges les plus courts et les plus fameux des récits fondateurs: l’effondrement des murs de la ville puis le massacre de tous ses habitants, à l’exception de Rahab et de sa famille, épargnées pour son mérite. Il n’est sans doute pas anodin que Dante en fit une « âme vertueuse » de sa Divine comédie.

Revenons à la tapisserie de Pascal Monteil. L’artiste est d’ascendance marrane, de ces Juifs espagnols ou portugais, convertis de force aux XVe et XVIe siècles, qui préservèrent ce qu’ils purent du judaïsme dans le plus grand secret. Pourquoi faisaient-ils cela? Pas uniquement par rébellion contre l’acculturation contrainte dont ils étaient l’objet mais aussi, mais surtout, par conviction viscérale qu’ils étaient « les derniers des Juifs » et que l’humanité ne subsisterait pas sans eux. Juifs messianiques, romantiques, bibliques et cachés, les Marranes sont, à bien des égards, les précurseurs de la mo – dernité et de l’idée d’individu. Et cette Médée de Monteil pourrait bien être une des expressions les plus abouties de la figure marrane iconique. C’est que le marranisme ne se garde jamais d’adopter et de « judaïser » des figures symboliques venues de plus loin que lui.

D’Esther la rusée (considérée comme sainte par les Marranes) à Rahab la scandaleuse ou Médée la révoltée, se dessine un portrait de ce judaïsme entravé mais héroïque. Toutes sont marquées par le refus: Médée refuse le jeu politique et ses injustices ; Esther refuse le destin injustement finissant de son peuple ; Rahab refuse l’allégeance aux siens contre la justice. Toutes se cachent : Médée de son père, des Argonautes, des dieux, du sort; Esther renie son peuple pour mieux le sauver ; Rahab cache les espions et se cache derrière son mensonge puis derrière le cordon rouge pendu à sa fenêtre qui la sauvera du massacre. Toutes sont des figures absolues de la féminité : Médée, femme amoureuse, fuyant par amour, trahissant par amour, tuant par amour, femme malmenée et bafouée, femme libre et condamnée pour cela ; Esther, l’une des quatre plus belles femmes au monde selon le midrash, qui use de ses charmes et de sa séduction pour incarner un destin qui la dépasse; Rahab, elle aussi sur le podium midrashique, femme-objet vendant son corps, femme de peu devenue femme de tout.

Ces traits-là sont ceux qui dessinent le Marrane : le refus acharné, le cachement roublard et confondant, la séduction et la transmission féminine de l’essentiel. Mais il manque encore à ce puzzle une pièce pour réaliser ce qu’il porte : l’apparente ambiguïté, la pluralité, l’infidélité identitaire. Le Marrane est hétéronyme, le Marrane est tout à la fois et rien de tout ça, jouant des codes et des marqueurs. Le Marrane est tel Pessoa, à la fois grec, juif et perse, à la fois homme et femme, enfant et vieillard, prostitué et prêtre. Le Marrane est tout ceci, l’un après l’autre, sans confusion, sans conflit. Le Marrane est l’Ecclésiaste, conscient tout à la fois de la vanité des choses et qu’il n’est rien d’autre qu’elles. Toujours entredeux, toujours et-et, entre le divin et l’humain, le barbare et le citoyen, l’amant et le cocu, le fidèle et l’impie. Voici cette Médée de Monteil, incarnation marrane, libre mais entravée, irrévélable et si présente, juive plus que les pieux, et hérétique en même temps. Essentiellement entre.