Israël, crépuscule des dieux ?

© Irit Tamariwww.irittamari.com

LE POLYTHÉISME ORIGINEL

Voici le Psaume 82, l’un des Chants d’Asaph. La liturgie l’associe aux prières du mardi et d’Hoshana Rabba mais ce texte est dépositaire de conceptions théologiques très anciennes, partiellement refoulées du conscient juif moderne.

« Elohim se tenait dans l’Assemblée divine; parmi les dieux, il allait juger.
« Jusqu’à quand jugerez-vous iniquement, favorisant des criminels ?
Rendez plutôt justice au pauvre et à l’orphelin: de l’indigent, du misérable proclamez le droit !
Secourez pauvres et manants, de mains criminelles préservez-les !
Ils ne savent ni ne comprennent, dans les ténèbres ils errent; ébranlés sont les fondements de la terre…
Moi, j’avais dit : des dieux vous êtes, et tous des Fils du Très-Haut.
Cependant, comme l’homme vous mourrez, comme des princes de chair vous tomberez.  »
Lève-toi, Elohim, juge donc la terre ! Car c’est toi qui posséderas tous les peuples.
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Si l’on se penche, sans l’a priori interprétatif de l’orthodoxie, sur un texte tel que celui-là, qu’y lit-on ? Un récit mythologique, où des dieux s’affrontent, où l’un d’eux triomphe. Plus fort qu’eux, leur père peut-être, comme El est père de Baal ou Osiris père d’Horus, ou bien leur chef comme Zeus l’est des Olympiens, ce dieu suprême a sur eux droit de vie et de mort, il leur donne l’immortalité, la leur retire et les fait mourir « comme l’homme ».

Son nom : Elohim. Pour nous, c’est le dieu d’Israël, c’est le dieu unique de la tradition judéo-chrétienne et même islamique (Allah). Or ce nom est un pluriel, quoique les verbes qui désignent ses actions soient bien au singulier: c’est peut-être un ensemble de forces, ou bien une puissance si énorme que seul le pluriel peut, bien sûr sans vraiment en rendre compte, nous en donner une notion que la mesquinerie du singulier ne saurait en aucun cas approcher. Notons que les autres dieux aussi sont appelés Elohim: parmi les fois cette Mais. vers premier le dit, בק רב אלהים , dieux les verbes d’action (« jugerez-vous », « rendez plutôt » etc.) sont au pluriel. Tout au long de ce poème mythologique, un jeu se dessine donc, entre Elohim et les élohim, entre Dieux (c’est ainsi qu’il faudrait écrire en toute logique Elohim en français) et les dieux.

Contrairement à d’autres récits de guerre cosmique, le combat prend ici une forme juridique: pas encore monothéiste, l’auteur de ce psaume est en revanche peut-être déjà… talmudiste! On est loin en effet de la Théogonie d’Hésiode, du Cycle de Baal ou même de l’épopée chrétienne du Paradis perdu. À la vérité, on est tout aussi loin de certains autres textes bibliques, où s’exprimera une sensibilité mythologique plus affirmée, plus proche des religions de l’Orient ancien: je vais y revenir. L’intérêt de ce texte réside cependant dans la relative clarté de son message théologique – et dans la censure dont il a pu faire l’objet chez les commentateurs et les traducteurs au nom du monothéisme.

Si Rashi semble identifier les élohim jugés et condamnés à mort à des anges, ce qu’Ibn Ezra affirme d’ailleurs avec plus de conviction, David Kimhi, le Radak, laisse accroire, sans doute par attachement à la tradition rationaliste séfarade et provençale, qu’il s’agirait de juges humains, et même de juges israélites auxquels Dieu viendrait demander des comptes de leur impiété. C’est cette opinion que suit par exemple la traduction française du Rabbinat (1899). Pourtant, s’il est vrai que se dégage de l’ensemble l’impression que les « dieux » dont il est question ressemblent plus à des fonctionnaires civils qu’à des forces cosmiques ou surnaturelles, rarissimes sont les occurrences, dans la Bible, d’une telle acception du mot élohim. Quant aux anges, admettons, mais admettons aussi qu’entre un ange et une divinité secondaire, fille d’une autre ou simplement de moindre importance (une nymphe ou un dæmon par exemple, chez les Grecs), il n’y a à peu près aucune différence pour l’historien des religions, pour l’anthropologue ou pour qui étudie les mythologies et s’emploie à les comparer. Milton, que j’évoquais à l’instant, l’a d’ailleurs fort bien compris, lui qui n’hésite pas, en plusieurs endroits de son poème, à appeler gods les anges rebelles comme ceux restés fidèles au Dieu suprême. Aussi Ibn Ezra peut bien avoir raison mais il resterait à comprendre et ce que lui entendait par « ange », et ce que peuvent être, dans le texte même, de pareils êtres. Pour le dire autrement, faire de ces élohim des anges, c’est reconnaître qu’ils sont des dieux ou à tout le moins des forces cosmiques participant du divin.

Il y avait des dieux, voilà ce que nous dit donc le Chant d’Asaph, et l’un d’entre eux, le dieu d’Israël, a pris le pouvoir sur les autres parce qu’ils étaient de mauvais dieux, des dieux incompétents si l’on peut dire, qui laissaient prospérer le mal et l’injustice sur la terre. Ces autres divinités émanaient-elles de lui ? Étaient-elles ses créatures ? En étaient-elles des manifestations secondaires, avatars ou hypostases ? Possédaient-elles une existence autonome quoique subordonnée à la sienne ? Ou lui étaient-elles à l’origine égales ? Impossible de le savoir mais nous comprenons en revanche quel rôle elles jouaient, ce à quoi, en somme, « servait » un dieu dans la théologie biblique – et probablement sémitique: maintenir dans l’univers et dans la société des hommes un ordre toujours menacé d’instabilité.

On peut songer à un passage de Job, où le misérable s’écrie:
“ C’est tout un, alors je dis que l’intègre comme le criminel, il les fait périr.
Qu’un fléau soudain tue: de l’épreuve des innocents il rira!
La terre est livrée à des mains criminelles; le visage des juges, il le voile; si ce n’est lui, qui donc ?
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Ne semble-t-il pas que ces deux textes se répondent ? Dans le discours de Job, il y a bien des juges, ainsi appelés en toutes lettres, mais ce mot désigne – comme élohim dans le Chant d’Asaph – des puissances divines en charge de l’ordre cosmique et qui négligent leurs devoirs, des puissances maléfiques. Pourtant, c’est Dieu que Job accuse d’être le premier responsable des maux qu’ils font endurer aux vivants: pareil aux dieux insouciants des épicuriens, il semble s’être retiré dans son empyrée, et leur a livré le monde. C’est à cela que notre psaume répond: non pas! il leur a plutôt livré combat, et un jour il l’emportera. Car ne nous y trompons pas, il ne s’agit pas d’une victoire qui aurait eu lieu une fois pour toutes mais plutôt d’une lutte menée de génération en génération, d’âge en âge.

Comprendre que la Bible n’est pas monothéiste – et si rien, depuis les débuts de la critique biblique, n’est plus connu, rien n’est en même temps plus tu –, ne revient pas seulement à s’amuser à des futilités d’antiquaire: il s’agit de théodicée, il s’agit de métaphysique, il s’agit de foi. C’est une question de spiritualité autant que de probité scientifique. Le sens de notre « religion », des actes qui façonnent, aujourd’hui encore, nos vies de Juives et de Juifs, est caché là. Alors continuons. Au fond, que nous raconte le polythéisme biblique ? Des différents récits de la Création dont nous disposons – ceux de la Genèse mais aussi de certains psaumes, comme le psaume 29 et le psaume 93, ou comme un autre Chant d’Asaph, le psaume 74, celui que propose Job, ceux auxquels Isaïe fait plusieurs fois allusion, tous ces motifs qui, d’abord refoulés, refont surface dans la littérature apocryphe, les midrashim et la Kabbale –, il apparaît qu’au commencement Elohim, qui est et n’est pas YHVH, s’affronte à d’autres puissances, qu’il parvient en partie à juguler. Leurs noms viennent de la mythologie cananéenne, elles symbolisent et déclinent les différents aspects du Chaos primordial: Yam par exemple, l’Océan, les « Grandes Eaux », Rahab et le Léviathan, Tohu et Bohu… Disons au passage que le dieu suprême a une parèdre, une déesse qui le complète et qu’il complète: ce fait que l’archéologie a aujourd’hui parfaitement exhumé, le Zohar s’en était souvenu. Qu’est en effet la Shekhina sinon la parèdre, la déesse, sœur et épouse de YHVH ?

Un monde inachevé mais « excellemment bon » sort de l’agôn élémentaire. Excellemment bon parce que l’homme est là désormais, et qu’il lui appartiendra de l’achever – même s’il y a toutes ces fois où, loin d’y mettre ordre, il contribuera plutôt à le détruire: c’est ce qui se passe à la veille du Déluge (nom, sans doute, d’une autre divinité, de l’une des forces du Chaos dont cette fois Elohim use à ses propres fins). On sait donc que la structure mise en place aux premiers jours de la Création est fragile, qu’à tout instant elle menace de s’effondrer. Ainsi en est-il quand les Fils d’Elohim se révoltent contre leur père en s’unissant à des femmes de chair et de sang et en engendrant des démons3 . De même Isaïe fait-il allusion à une autre divinité, « Lucifer fils de l’Aurore »4 , à la destinée duquel il compare celle de Nabuchodonosor. C’est le plus beau des anges, celui qui mène la révolte contre le dieu suprême, et qui est précipité du haut des cieux: les Anciens associèrent Vénus, l’étoile du matin (ou du soir), à ses apparitions cycliques.

Il semble que la Bible lise certains événements historiques à l’aune de ce sous-texte mythologique.

« Je parcourrai le pays d’Égypte cette nuit-là, et je frapperai tout premier-né dans le pays d’Égypte, de l’homme jusqu’à la bête. Et tous les dieux de l’Égypte, je les jugerai, moi YHVH. »5

On retrouve ici, dans ce verset bien connu, la scène du Chant d’Asaph, mais racontée autrement, dans le plan historique. Comme si, au moment de la sortie d’Égypte, se jouait ou se rejouait la victoire du dieu d’Israël sur les mauvais dieux qu’il a condamnés. C’est ainsi qu’il faut s’efforcer de lire les différents prodiges rapportés par le texte, jusqu’à la dixième plaie: ce sont les dieux égyptiens qu’ils visent, c’est à chaque fois l’un d’entre eux qui est symboliquement vaincu, du Nil jusqu’au Soleil, Râ, jusqu’à Pharaon, sa terrestre incarnation. Et, comme si le combat primordial contre Tohu et Bohu devait y être « récapitulé », une plaie suprême va frapper la Mer6 , ainsi acclamée par les Hébreux:
« Qui est comme toi parmi les dieux, YHVH, qui comme toi exalté de sainteté, terrible de louanges, faiseur de merveilles !7

Mais, de même que le judaïsme est né dans un contexte païen et en a conservé jusqu’à ce jour les traits essentiels, de même est-ce l’influence de [30] certains cercles perses, grecs, islamiques, protestants, qui a pu convaincre une poignée d’intellectuels juifs de la nécessité d’embrasser un monisme théologique que leurs ancêtres n’avaient pas connu. Cela s’est fait très progressivement et, dans la Bible elle-même, bien rares sont les formulations clairement monothéistes. Je crois en tout cas urgent de rompre avec ce confort-là : ça n’est pas parce qu’ils ont trois dieux en un que les chrétiens offensent notre foi, mais bien parce qu’ils n’en ont qu’un (ou trois seulement), quand nous sommes, nous, peuple d’Israël, le dernier lien vivant de l’Occident à sa propre Antiquité païenne et polythéiste. C’est aussi ce qui nous éloigne irrémédiablement de l’islam, sans compter qu’il en résulte, dans la Bible, une pluralité de discours théologiques, de voix prophétiques, que le Coran ignore.8

Une conception plus authentiquement juive du divin se dessine ici où la carnalité juive, notre rapport à la chair – corps, texte et rite –, s’enracine du même coup. C’est du sein des élohim, c’est-à-dire aussi du sein de lui-même, que YHVH-Elohim combat, juge et tranche. Elohim est à la fois la désignation de toutes ces forces prises individuellement, de celle qui l’emporte sur les autres, et de l’ensemble du plérôme, de la structure divine que ces forces constituent ensemble. Et il s’agit pour l’homme, pour le Juif, de faire qu’Elohim l’emporte ainsi sur les élohim, de donner à Elohim d’être vraiment, de s’achever comme plérôme. Benamozegh dit bien que c’est à l’homme qu’il revient d’ainsi faire triompher Dieu(x) de lui-même, le bien dans la structure du divin sur le mal qui la hante: comme Jacob vainqueur de l’ange (ou du dieu) du Jaboc9 , c’est une victoire que « l’homme remporte sur Dieu considéré dans ses œuvres, c’est-à-dire sur Dieu comme créateur, en collaborant avec Dieu regardé comme Idéal et comme Rédempteur et qui triomphe en réalité, l’homme n’étant qu’un instrument entre ses mains. » C’est là le sens du mot Israël et voilà comment l’on peut dépasser l’opposition entre polythéisme et monothéisme, comprendre combien elle est vaine et mesquine, pour mieux toucher à l’essence de la ritualité et de la morale juives.

Contrairement au pur monothéisme maïmonidien, plus grec ou musulman que juif, la Kabbale a fait droit au souffle mythologique des Écritures: ne le lui a-t-on pas d’ailleurs sans cesse reproché ? C’est une chose qu’à mes yeux il importe de ne pas minimiser. Que les Sefirot soient des dieux ou des aspects du divin, on reconnaîtra que La Trinité chrétienne, pour bien moins que ça, a été désignée comme idolâtrie par certains de nos maîtres. Pour bien moins que ce que le Zohar ose affirmer des rapports, infiniment pluriels, des Sefirot entre elles: dès lors, peu importe au fond qu’on les appelle dieux, aspects, sphères ou hypostases, ça n’est qu’un problème de terminologie, qui regarde à la rigueur l’historien des religions, pas le croyant. C’est qu’à chaque phrase du Zohar, le vieux paganisme, si mal refoulé dans la Bible, fait retour, armé d’un sens théologique renouvelé. Et le mérite insigne, à l’époque contemporaine, de savants tels que Gershom Scholem, Raphaël Patai (l’auteur du merveilleux Hebrew Goddess, sur les réincarnations de la Déesse des Hébreux, d’Astarté jusqu’à la Shekhina) ou Charles Mopsik – notamment dans ses Rites qui font Dieu –, aura été de nous apprendre à lire comme une mythologie et une théurgie, plutôt qu’une théologie abstraite ou une simple mystique, l’extraordinaire profusion littéraire des textes kabbalistiques. De nous faire voir comment le refoulé mythologique y ventriloquait l’orthodoxie.

Et que le judaïsme, tel qu’en lui-même enfin, s’y retrouvait ainsi au plus près de ses origines, origines que la chaux monothéiste n’a pu dissimuler qu’un temps seulement.

Quelques exemples du polythéisme biblique

Le Psaume 29, que beaucoup estiment adapté de la liturgie baalite et qui décrit la soumission des forces du Cosmos à YHVH: « Rendez à YHVH, Fils des Dieux, rendez à YHVH gloire et puissance! / Rendez à YHVH la gloire de son nom! Prosternez-vous devant YHVH, dans sa sainte magnificence! / La voix de YHVH au-dessus des Eaux, le dieu de gloire tonne, YHVH au-dessus des Grandes Eaux! »

Le début de Job: « Or, un jour qu’étaient venus les Fils d’Elohim se présenter devant YHVH, et qu’était venu également l’Adversaire parmi eux, YHVH dit à l’Adversaire… » L’identité d’Elohim et de YHVH n’est pas évidente. Pour l’auteur de Job, YHVH est peut-être la personne suprême du plérome, enfant d’Elohim comme les autres – ce que le langage kabbalistique pourrait comprendre à sa manière, soit en termes de relations séfirotiques: le nom divin Elohim est généralement associé à la sefira de Din, le Tétragramme à Tiféret, qui en émane.

Lévitique, 16: le fameux « bouc à Azazel », ou bouc émissaire. Qu’est donc Azazel ? On peut y voir une contre-divinité démoniaque, et c’est à la fois ce que semblent suggérer certains apocryphes, le Zohar et les critiques modernes.

Le Décalogue, dans ses deux formulations (l’élohiste dans l’Exode, et la deutéronomiste): « C’est moi, YHVH, ton Elohim, qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte, d’une maison d’esclavage; tu n’auras pas d’autres dieux que moi… Car moi, YHVH, ton Elohim, je suis un dieu jaloux. » L’interdiction n’est pas de croire en l’existence d’autres dieux, mais bien de les vénérer.

Le texte du Shema (Deutéronome 6,4 et versets suivants) n’est probablement pas « encore » monothéiste non plus: « Écoute, Israël, YHVH est notre Elohim, YHVH Un! » Il est le nôtre, pas nécessairement celui des nations. Le rabbin et critique biblique Daniel M. Zucker propose de lire cette phrase comme une formule syncrétique faisant référence au « numéro » assigné par les écritures assyriennes au dieu Assur – le dieu numéro 1.

Les Terafim, ou dieux pénates, dont il est question lorsque Rachel et Léa fuient avec Jacob (Genèse 31,34), et lorsque David veut échapper à Saül (I Samuel 19,13). Ils sont aussi évoqués dans les Juges, lorsque Micah, qui possède « une maison d’Elohim, se façonne un éphod et des pénates » (Juges 17,5). Un exemple parmi beaucoup d’autres de la survivance, dans le culte même, d’éléments païens.

1. Psaume 82.
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2. Job, 9,22-24.
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3. Genèse, 6,2-4.
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4. Isaïe, 14,12-17.
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5. Exode, 12,12.
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6. La « mer des joncs » – que le savant John Robert Towers a pu identifier à un certain lieu de l’au-delà égyptien.
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7. Exode, 15,11.
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8. C’est au fait qu’ils ne disent pas tous la même chose que les vrais prophètes se distinguent des faux (Sanhédrin, 89a).
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9. Genèse, 32,25-33.
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