“J’AI VU de mes yeux”

Mi-mars, Tenou’a a suivi une quinzaine de lycéens des faubourgs de Strasbourg dans un voyage d’étude à Auschwitz. Observateurs, curieux, mal à l’aise, ils s’interrogent sur ce qu’il adviendra de cette mémoire après la disparition des témoins. Reportage.

Corrado Cagli, Jeune garçon dans le lager Buchenwald, Allemagne, 1945,
image extraite de K.Z., Dessins de prisonniers de camps de concentration nazis
Arturo Benvenuti, Steinkis Éditions, Paris, janvier 2016 © Steinkis

Lorsque la jeune fille s’est effondrée, la plupart de ces grands gosses ou jeunes adultes qui m’entouraient se sont crispés. Ils ne le diront pas, feront certainement semblant de ne pas comprendre, mais je les ai bien vus, à la fois effrayés, pétrifiés et soulagés. Soulagés sûrement de leur propre malaise, moins visible, moins démonstratif, moins transparent, mais présent.

Ce sont de tout jeunes adultes qui tournent autour de la majorité. Il y a des garçons et des filles, surtout des garçons. Ils sont souvent un brin bravaches et bigrement observateurs. La prostration de cette jeune femme, ses tremblements et ses sanglots dureront longtemps. Nous étions devant le Block 11, à Auschwitz-1, il était un peu plus de 16 heures, ils étaient debout depuis avant l’aube, tendus, fatigués, mais les yeux grands ouverts et la bouche étonnement close.

Le Block 11, nous y suivions notre guide trop pressée, défilant devant ce mobilier et ces peintures inchangés, avant de descendre dans les soussols, lieux des premières expérimentations de gazage au Zyklon-B à Auschwitz. Dans ces caves, les adolescents découvraient incrédules ou effarés les cellules de suffocation, un mètre carré au sol, quatre personnes, pas d’aération, jusqu’à la mort. Devant ces cellules partiellement démurées pour les besoins de la muséographie, ils se sont arrêtés, ont observé longuement ce si petit espace dans lequel il n’y avait rien à voir.

C’était la fin de la visite du camp, il nous restait à franchir si facilement la double rangée de barbelées, le portail marqué du faux Arbeit macht frei depuis que l’original a été volé, à reprendre le car, l’avion, à quitter la Pologne et rentrer chez nous.

Cette quinzaine de jeunes gens que j’ai suivis toute la journée est en terminale dans un lycée immense d’un quartier périphérique de Strasbourg qui souffre, selon Wikipedia, « d’échec social et d’un réel manque de mixité ». Avec cette classe, ce sont 170 personnes, lycéens alsaciens, représentants de la Région et du rectorat, historiens du Mémorial de la Shoah et une poignée de journalistes qui ont fait le déplacement.

À l’arrivée en Pologne, le ton est donné : « Nous allons exiger de vous un comportement irréprochable à tout moment. Vous croiserez sans doute des groupes plus turbulents, cela ne vous donne pas licence de faire n’importe quoi ». Exemplaires, ils le seront, pas uniquement par le comportement, mais aussi, mais surtout, par la rigueur de leurs questions, la subtilité de leur regard et leur acharnement à tenter de comprendre.

Notre petit groupe est choyé, bien encadré : plusieurs historiens du Mémorial, leur professeure d’histoire, une guide polonaise… Les premiers étonnements se font entendre avant même l’entrée du camp, lorsque nous cheminons depuis la Judenrampe sur un sentier bordé de pavillons modestes et récents, de jardins plantés de balançoires, à quelques mètres des barbelés et de la sinistre tour sous laquelle passe la voie ferrée.
– « Ça ne se fait pas », souffle l’un des élèves.
– « Regarde les maisons, ce sont des pauvres », répond un autre.
– « Mais quand même… »

Sur le site de Birkenau, le premier bâtiment dans lequel nous nous retrouvons est un bloc « sanitaire », des dizaines de trous au-dessus d’une fosse, des latrines ignobles. Il faut à certains quelques instants pour bien comprendre de quoi il s’agit, pour s’assurer qu’ils ont bien entendu notre guide parler du Scheissmeister, le « chef de la merde » dont le rôle était d’organiser la rotation la plus rapide dans ces toilettes de l’humiliation.

À l’extérieur, l’un des élèves s’agite un peu, aussi vite calmé par ses camarades. Ce sera le déroulement de toute la journée : dès que l’un d’entre eux se retrouvera confronté à son malaise, à son effroi ou à sa volonté de ne pas y croire, naîtra un début d’agitation, que ses camarades étoufferont. C’est presque pavlovien, à la fois digne et très rassurant : ces tout jeunes gens comprennent manifestement qu’ils ne comprennent pas, et cela les tourmente. Pas de larmes, mais des rires nerveux, des crispations, des envies de ne pas être là et pourtant le courage d’y rester.

Olivier, l’un des accompagnateurs du Mémorial, est vite entouré de trois ou quatre garçons. Le petit groupe s’éloigne, les ados posent des dizaines de questions, précises, il les écoute, prend le temps de leur répondre, un par un, s’assure qu’ils ont obtenu la réponse qu’ils cherchent, les emmène voir ce qu’ils ont besoin de voir. Un bassin les intrigue, à la pointe nord-est de la quarantaine, juste en face de la Kommandantur. Quand Olivier leur explique qu’il a été construit, comme les paratonnerres, à la demande d’un expert, lorsque l’un des commandants du camp a voulu faire assurer les installations, un jeune homme secoue la tête, comme pour s’assurer qu’il a bien compris. « Ils sont là à exterminer des milliers de personnes par jour et ils s’inquiètent d’assurer les bâtiments ? C’est absurde, c’est froid, c’est dégoûtant », m’explique-t-il.

Notre petit groupe se fractionne. Dans le groupe de tête, régulièrement, un élève va voir sa professeure, demande une explication, cherche un repère, du réconfort. Elle s’arrête, l’entoure, l’éclaire, lui parle en adulte, avec bienveillance, pédagogie et considération. Loin derrière, Olivier et « ses » élèves s’arrêtent plus souvent encore, prennent plus de temps, le temps de l’observation, celui de l’ingestion de l’information, celui de la distance, aussi, pour ne pas se laisser réagir par le chahut.

Du chahut, ils en rencontrent un peu plus loin, près du Kanada, à quelques mètres des chambres à gaz et crématoires en ruine, là où le sol continue aujourd’hui encore de recracher des cuillers, ciseaux, céramiques et casseroles. Un groupe de jeunes Israéliens est là, certains portant le drapeau bleu et blanc sur les épaules. Ils sont plus bruyants que les autres groupes, rigolent, s’allongent dans l’herbe, chahutent, s’amusent à faire l’équilibre sur les ruines d’un mur. Nos encadrants semblent tendus, ils appréhendent les interactions entre nos groupes, que le chahut des uns n’entraîne l’agitation des autres, que des revendications ou paroles blessantes se fassent jour.

Interactions il y aura, plus tard, à la toute fin de la journée, lorsque des jeux de séduction furtive commenceront à s’installer entre certains garçons de notre groupe et quelques filles d’un des groupes israéliens. D’aucuns s’offusquent de l’inadéquation au lieu, mais ce sont des ados et, quand ils croisent une jolie fille, israélienne ou non, ils draguent et se font draguer.

Le lendemain matin, dans la salle de classe strasbourgeoise, nous débriefons ce voyage d’étude. Nous reparlons des groupes d’Israéliens. Leur chahut, globalement, les élèves le comprennent, tout comme ils comprennent l’inégalité dans les exigences qui leur ont été imposées. Un débat s’installe :
– « On aurait dit qu’ils n’en avaient rien à faire, dit l’une.
– « Non, ils étaient à fond dedans, répond un autre.
– « Moi ça m’a choquée ce qu’ils faisaient, je n’aurais pas osé le faire.
– « Ce n’est pas de l’irrespect, c’est comme un doigt d’honneur dans leur tête je pense, explique un jeune homme, c’est presque une revanche.
– « La dérision, c’est peut-être plus facile dans un groupe comme ça ; pour certains, c’est un peu le cimetière de leur famille, alors il vaut peut-être mieux pour eux rigoler que de faire une crise d’angoisse ».

Sur le reste du voyage, ils regrettent la rapidité avec laquelle il a fallu visiter le musée dans le camp d’Auschwitz-1. Ils sont surpris aussi, par leur propre ressenti. Tous auraient voulu qu’un rescapé les accompagne, comme ce témoin qu’ils ont rencontré quelques semaines auparavant au Mémorial de la Shoah à Paris.

Étape après étape, ils revivent leur journée de la veille. « Je voulais absolument voir de mes yeux cette porte d’entrée de Birkenau. Je la vois dans tous les reportages sur la Shoah ou les nazis sur Arte, elle me fascinait. Je m’attendais à voir plus qu’Arte, je n’ai pas vu plus, mais j’ai vu de mes yeux », raconte l’un. Un autre enchaîne, laisse entendre que cela lui paraît surréaliste d’être allé à Auschwitz : « Nous avons étudié cette histoire en cours, c’est énorme, un truc de fou et, en fait, nous y étions ».

Leurs ressentis sont comme eux : variés et précis. Celui-ci explique que le vide de Birkenau lui facilite moins la compréhension que les expositions d’Auschwitz-1. « Il aurait fallu nous parler aussi des bourreaux, parce que s’il y a eu toutes ces victimes, c’est à cause d’eux », regrette un élève. La présentation des cheveux divise elle aussi. « Ça m’a choquée, il y en a tellement », explique une jeune fille. « Ils ont fait comme les nazis, rétorque son camarade, c’est dégueulasse, ils ont mis tous ces cheveux sans identité, comme si ce n’était pas des gens. Les valises, au moins, il y a les noms dessus. Là, c’était déshumanisé. »

Plusieurs autres ont été mal à l’aise en raison de la « mise en scène » d’Auschwitz- 1. « C’est rénové, c’est propre, on dirait un décor de film, je m’attendais à quelque chose de sale, de lugubre, et j’ai eu l’impression de me promener dans un village. C’était même beau, ça m’a gêné. » Il faut dire que les conditions n’aidaient pas : il faisait très beau et doux, et le nombre de visiteurs était, selon nos guides polonais, particulièrement important.

Un nouveau débat s’installe sur l’avenir du camp avec la disparition des derniers témoins. « Ça va être de pire en pire, on dirait que ça devient un phénomène de foire, si ça continue ils vont vendre de la barbapapa. » La boutique de souvenirs, qui diffuse de la musique à fond dans l’ancienne Kommandantur de Birkenau à deux pas des barbelés, ils ne l’ont pas digérée non plus.

« Non, dans le futur, avec les nouvelles technologies, ça va s’améliorer, j’en suis sûr », répond l’un des élèves qui imagine déjà que les témoignages des rescapés pourront être diffusés en réalité virtuelle sur place. Cette parole des témoins leur a manqué ce jour-là, c’est pourquoi ils réfléchissent aux moyens qu’il faudra inventer pour la restituer aussi à ceux qui viendront après eux.

Ces jeunes gens qui connaissent les technologies mieux que nous, qui comprennent l’enjeu de cette mémoire, dont le regard est aiguisé et l’analyse, bien que jeune, est subtile et complexe, auront sans doute bien des choses à suggérer et à impulser dans cette réinvention de la muséographie mémorielle qu’impose la disparition proche des derniers témoins directs.