L’amour vache

Pire que la mère juive, la belle-mère juive.

© Tal Shochat, Untitled, 1999, color print, 50×50 cm – Courtesy Rosenfeld Gallery, Tel Aviv

J’exècre ma belle-mère. Mieux, je la hais. Si je l’avais connue avant de rencontrer ma femme, jamais je ne serais tombé amoureux de cette dernière. Elle est à peu près tout ce que je déteste : vulgaire, terre à terre, égoïste, autocentrée, expansive, bavarde, et comme si cela ne suffisait pas, elle vote régulièrement à droite et ne manque jamais d’acheter le dernier torchon signé Philippe de Villiers qu’elle considère comme un grand intellectuel, de la race des Camus et des Zola. Quant à Zemmour, elle le place tout en haut de son panthéon personnel juste à côté de Michel Sardou et de Jean-Pierre Foucault. J’ai honte pour elle. À chaque fois que nous parlons politique, on en vient presque aux mains. Au milieu du salon, debout, dans un face-à-face sanglant, on finit par se traiter mutuellement de sale Juif parmi les larmes de sa fille qui nous supplie d’arrêter de nous disputer de la sorte. D’ailleurs, en parlant de sa fille, pour faire court, elle pense que je fais son malheur. Avant, répète-t-elle à son entourage en une mélopée qui jamais ne cesse, ma fille incarnait la joie de vivre : comme moi, elle était drôle, pétulante, curieuse de tout, avide de découvertes, un être doué pour le bonheur. Depuis qu’elle a rencontré ce parasite (moi en l’occurrence) elle a changé du tout au tout. Désormais, on dirait qu’elle porte le poids du monde sur ses épaules. C’est bien simple, je ne la reconnais plus. Un fantôme. Une ombre. Voilà ce que c’est de vivre avec un mari qui passe son temps à la maison à ne rien faire. Pourtant, je l’avais mise en garde. Au premier regard, j’ai su que cet avorton (moi encore) n’était pas fait pour elle. D’abord, quel besoin avait-elle de s’acoquiner avec un Ashkénaze, vous pouvez me le dire ? Et encore, s’il avait un vrai métier, s’il travaillait mais non, il passe ses journées à penser à la Shoah. Il croit qu’il va gagner sa vie comme ça peut-être ? J’ai essayé de lire un de ces romans. Autant se pendre tout de suite. Qui va acheter ce genre de livres ? Qui ? ! Il ne parle que de morts, de camps de concentration, de chambres à gaz. Je lui ai dit la dernière fois, à la fin du repas du Séder : « Vous pensez que vous allez offrir des Louboutin à ma fille en parlant d’Auschwitz ? ! Vous ne voulez pas écrire un roman d’amour plutôt ? Ou un policier ? » Je la laisse dire. J’ai l’habitude. Elle est aussi cultivée qu’une otarie. Et encore. Je ne suis même pas sûr qu’elle sache placer Auschwitz sur une carte de l’Europe. Elle serait capable de le situer dans les faubourgs d’Istanbul. Elle ne voyage jamais hors de l’hexagone. Elle ne sait rien sur rien. Son horizon culturel se limite à la lecture de Paris Match auquel elle est abonnée depuis près d’un demi-siècle. Sa bible dont on retrouve les numéros disséminés dans les moindres recoins de son appartement de la rue de Passy. Depuis qu’elle a appris qu’Hanouna avait des origines tunisiennes, elle ne parle plus que de lui. Et de Zemmour. Vis-à-vis de ce dernier, elle ne tarit pas d’éloges. Un véritable festival. Et quel bel homme c’est ! Et comme il porte bien le costume ! Et avec quelle clarté il s’exprime ! Voilà un homme cultivé qui rend à la France le centuple de ce qu’elle lui a donné me dit-elle en me toisant abruptement du regard. Un vrai Juif qui a compris d’où venait le danger. Et quand j’essaye de lui expliquer que cet homme est le pire danger qui puisse exister pour la communauté juive, un vrai traître, un félon, un antisémite de bas étage, voilà qu’elle me cite du Talleyrand ou du Richelieu avec le naturel d’un historien du Second Empire comme s’il s’agissait là de vieilles connaissances croisées lors de ses parties de rami.

Elle s’est mariée trois fois. Trois divorces retentissants. À chaque fois avec des dentistes. Un Sberro, un Kalfon et le dernier, un Bismuth. Tous des Juifs tunisiens. À croire qu’elle demande à consulter leur arbre généalogique avant de céder à leurs avances. Deux, d’avoir vécu quelques années avec elle, en sont morts. Le troisième, atteint de démence précoce, croupit dans un EHPAD où elle ne met jamais les pieds si ce n’est pour lui soutirer la combinaison d’un coffre qui dort quelque part aux Bahamas. En ce moment, elle vit seule mais, selon la rumeur, elle aurait des visées sur un prothésiste dentaire à la retraite, un certain Boukobza, rencontré à Juan-les-Pins chez une amie commune. Une grosse fortune paraît-il. Je le plains de tout mon cœur. Puisse-t-il mourir avant qu’elle ne jette son dévolu sur lui. Il faut dire qu’à soixante-dix ans passés, elle n’a rien perdu de la vigueur de sa jeunesse. D’ailleurs, je vois bien comment elle se débrouille pour me jeter à la figure les frasques de sa vie sexuelle. Comme je ne lui ai pas donné de petits-enfants, elle demeure persuadée que je suis impuissant. À chacune de ses visites, elle ne repart jamais sans laisser derrière elle tout un tas de prospectus sur les problèmes érectiles quand ce ne sont pas des brochures pour vanter le succès d’un traitement contre l’infertilité. Un million de fois, j’ai dû lui expliquer qu’en conscience, je ne me sentais pas autorisé à donner la vie tant cette dernière m’apparaissait comme une absurdité grotesque, une incongruité métaphysique, surtout après Auschwitz. Pour seule réponse, j’ai eu le droit à un haussement d’épaules avec ses yeux qui se levaient au ciel comme pour me dire qu’elle n’était dupe de rien tout en pensant à part elle que quand on a une petite bite comme celle de son gendre, on trouve toutes les raisons pour l’excuser d’être ce qu’elle est : un appendice inutile.

Moi et ma belle-mère, nous sommes comme deux continents qui jamais ne se touchent. D’accord sur rien, différents en tout, nous passons notre temps à nous défier. Elle me voue aux gémonies, je la maudis à en perdre la raison. Au milieu, sa fille tente d’exister mais c’est comme si elle savait que ce combat était perdu d’avance. Nous sommes trop obsédés l’un par l’autre pour consacrer du temps à une tierce personne comme si finalement ma femme n’avait pas sa place dans ce trio infernal. Sa mère est mon miroir renversé, je suis son double contrarié. Ensemble, nous formons un couple sur lequel le temps n’a pas de prise.

À croire que nous nous aimons…