Lorsqu’elle évoque la nécessité d’un futur pouvoir politique pour Israël, la Torah semble fermer la porte au leadership féminin : « Tu mettras sur toi un roi que choisira l’Éternel, ton Dieu, tu prendras un roi du milieu de tes frères, tu ne pourras pas te donner un étranger, qui ne soit pas ton frère » (Deutéronome 17,15). L’idée d’une reine et de son prince consort semble exclue. Comme si une femme ne saurait prendre la voie ou faire entendre la voix de l’autorité.
Dans la Guemara Kiddoushin, des rabbins s’interrogent sur le genre du mot qui peut être traduit par voie, chemin, ou manière. Le mot se trouve dans la Torah, employé tantôt au féminin tantôt au masculin.
Dans leur makhloket, les rabbins expliquent que le genre du mot varie selon le contexte du verset où il figure : quand derekh se réfère au chemin de la Torah, il est mis au féminin mais quand il se rapporte à des sentiers comme le sentier de la guerre, alors il est mis au masculin car, nous dit-on, « comme c’est la manière d’un homme de faire la guerre et ce n’est pas la manière d’une femme de faire la guerre »…
Il n’y aurait donc pas chez la femme d’instinct conquérant… Ni politiquement, ni sexuellement d’ailleurs. Revenons à notre Guemara Kiddoushin, qui traite de l’union entre un homme et une femme. Parmi les trois moyens retenus pour « l’acquisition » d’une femme, il y a l’acte sexuel, exprimé en hébreu par lakah qui signifie « prendre »… Et pour décrire cet acte, là encore, le Talmud use d’un vocabulaire plus emprunt au registre de la domination que de l’amour romantique :
« Rabbi Shimo, dit : Pour quelle raison la Torah a-t-elle dit : « Quand un homme prend une femme » (et n’a pas écrit : « Quand une femme est prise par un homme ») ? Parce que c’est la manière [derekh] d’un homme de poursuivre une femme, et ce n’est pas la manière d’une femme de poursuivre un homme. »
La conquête du pouvoir, comme la conquête sexuelle, serait donc le fait des hommes. La femme étant, elle, vouée à être au mieux « une aide contre lui » (Genèse 2,18), au pire une part de butin.
Disons-le d’emblée… Je suis très embarrassée à l’idée d’écrire sur le leadership féminin car, au plus profond de moi, je pense que cette expression véhicule surtout beaucoup de clichés. Si, de nos jours, les managers associent, en effet, les softs skills de l’empathie et de la compassion au cadre féminin, je reste convaincue que si, par hasard, un tel constat se vérifiait, ce serait d’abord en raison de l’éducation donnée aux petites filles qu’en raison d’une prétendue « essence » féminine qui nous conférerait dès la naissance la douceur des pétales de roses…
Comme beaucoup, j’ai travaillé dans de grandes entreprises où les chefs, sur-chefs, et parfois petits chefs étaient légion. Il m’a bien fallu admettre que le taux d’humanité, d’empathie exprimé par ma hiérarchie n’avait rien à voir avec l’appareil génital de mon ou ma N+1.
Dès mon plus jeune âge, j’ai su qu’une femme pouvait être un leader. Je suis née quelques mois après la mort de Golda Meir. Je découvris aussi plus tard, un peu surprise, que la même année où François Mitterrand entrait une rose à la main au Panthéon, une femme Premier ministre, Margaret Thatcher, assumait de laisser mourir dix détenus en grève de la faim. À côté d’elle, même les plus autoritaires de ces successeurs au 10 Downing Street apparaissaient comme de gentils enfants de chœur…
Un roi et pas une reine…
Reprenons notre verset du Deutéronome : pourquoi nous faudrait-il un roi et pas une reine ? La Torah ne le précise pas. Peut-être est-ce une question d’image, de crédibilité vis-à-vis de l’extérieur ?
Rashi nous explique ainsi en marge du Talmud Meguila que si une femme lit la Torah, un passant pourrait croire que, si une telle responsabilité a été confiée à une femme, c’est forcément parce que les hommes de la communauté n’étaient pas capables de faire le job. On pourrait imaginer donc un raisonnement similaire : si le chef est une femme c’est donc que les hommes sont « défaillants » …
Mis à part le poids de la culture et de l’Histoire, y aurait-il une raison de « nature » qui justifierait d’écarter les femmes du leadership ?
La pensée de nos Sages, si elle véhicule incontestablement les clichés d’une époque, est plus complexe qu’une simple disqualification sur la base de la taille des biceps.
De nos jours encore, les plus misogynes des rabbins reprennent à loisir cet enseignement mystique qui attribue au sexe féminin la qualité de la bina yetera, une compréhension profonde des choses combinée à une intuition inée qui lui permet… d’orienter fortement son mari sans jamais lui ôter l’impression qu’il est le décideur. C’est par exemple la bina de Sarah, elle qui demande à son mari de la débarrasser de sa rivale, et Dieu dit à Abraham : « Tout ce que te dira Sarah, écoute sa voix » (Genèse 21,12). Pour autant, Dieu n’a pas fait de Sarah un leader politique. C’est avec Abraham qu’il parle.
J’entends l’argument qui consiste à dire que les grands leaders de la Torah ne furent pas des monstres de virilité : Isaac le vieil aveugle, Jacob le boiteux, Moshé le bègue. Pour autant, je n’irai pas jusqu’à dire que ces handicaps physiques les féminisent. Ces défaillances de puissance physiques, à coup sûr, les humanisent, nous les rendent certes plus proches, mais en quoi est-ce à lier au féminin ? Je refuse l’idée de penser qu’une femme est un homme à qui il « manque » quelque chose.
Si les sources semblent donc s’obstiner à faire de tout bâton de maréchal un objet phallique, notre quotidien, lui, nous démontre le contraire… Trop peu nombreuses certes, les femmes de pouvoir sont néanmoins bien là. L’aptitude des femmes à diriger est donc démontrable, à moins de considérer que ces femmes leaders seraient en fait traîtresses à leur genre en se comportant « comme des hommes ».
Pour les besoins de l’exercice, admettons donc un instant qu’il nous faille absolument envisager le leadership à travers le prisme du genre, il nous faut donc trouver le critère qui ferait qu’un chef ne se comportera jamais comme une cheffe…
Nous avons vu que la gentillesse et la bienveillance n’étaient pas des vertus immanquablement féminines, reste à trouver un trait qui, lui, serait immanquablement masculin. Un passage en revue de l’actualité, croisée avec les sources sur les rois d’Israël, suggère un élément de réponse possible.
Sexe du pouvoir
et pouvoir du sexe
Premier constat : qu’elles soient cheffes d’entreprise ou ministres, les femmes au pouvoir ont pu faire aussi l’objet de plaintes pour harcèlement moral, management brutal, y compris contre d’autres femmes. Certes, elles sont moins nombreuses à tomber dans ces travers que leurs homologues masculins mais le leadership féminin a aussi ses petits tyrans en col blanc. Il est néanmoins une accusation qu’on porte moins contre elles : celle de harcèlement ou d’agression sexuelle.
Et si la différence entre leaderships féminin et masculin se trouvait en fait là… ? Dans le lien qui se noue ou, justement, ne se noue pas, entre conquête du pouvoir et conquête sexuelle.
Toujours dans le Deutéronome, un verset semble sous-tendre ce lien entre pouvoir et appétit sexuel :
« De plus, il ne gardera pas beaucoup de chevaux ou n’enverra pas de gens en Égypte pour ajouter à ses chevaux, (…) et il n’aura pas beaucoup de femmes, de peur que son cœur ne s’égare ; il n’amassera pas non plus d’argent et d’or en excès. » Deutéronome 17,16-17.
Rabbi Yitzhak dans la Guemara Sanhedrin soutient ainsi que, contrairement au quidam, le roi ne doit avoir qu’une seule épouse et que, si la Torah ne le dit pas directement, ce n’est que par respect pour la figure du Roi Salomon, qui pensait multiplier les conquêtes sans se perdre mais échoua. Trop de conquêtes sexuelles, tel serait donc le risque qui « par nature » menacerait les dirigeants.
Le stéréotype est un peu grossier car il existe beaucoup de grands dirigeants parfaitement monogames et heureux. Mais il est intéressant de constater que l’image de l’homme de pouvoir avec une « belle nana » sous le bras reste fortement ancrée dans nos représentations collectives… Alors que les femmes de pouvoir sont, elles, plus imaginées comme des épouses et des mères potentiellement absentes, voire comme des célibattantes, mais en aucun cas comme des collectionneuses de « beaux gosses ».
Qu’en est-il d’une de nos plus grandes héroïnes bibliques, Déborah ? Déborah est décrite dans le livre des Juges comme la femme de Lapidot. Le nom renvoie à l’idée de torche enflammée. Toutefois, les commentateurs sont perplexes face à cette appellation. Déborah est-elle la femme de M. Lapidot, lequel serait alors un sombre inconnu, nous montrant bien ainsi que le mari d’une femme leader ne pourrait être que transparent ? Un midrash (Tanna de-bei Eliyahou) imagine même ainsi que Lapidot était un ignorant, que sa femme Déborah avait incité à devenir fabricant de mèches pour le Sanctuaire, espérant ainsi qu’il s’instruise un peu au contact des prêtres. Quant à Rashi, il voit dans l’expression Eshet Lapidot non pas la désignation d’un mari mais juste celle de la profession de Déborah. Dans cette hypothèse, le statut matrimonial de Déborah serait alors complètement gommé. Ajoutez à cela que le combat est gagné grâce à Yael, une femme qui trahit l’allié de son mari pour servir Israël, et on comprend que la femme politique ou militaire ne saurait être un modelé d’épouse. La littérature rabbinique est très claire sur ce point ; la paix des ménages nécessiterait que l’homme soit plus riche ou plus instruit que sa femme.
Le Radak (David Kimhi, xiiie siècle) va heureusement offrir une porte de sortie convenable au cas de Déborah. Elle serait, en fait, la femme du grand guerrier Barak. Nous voilà rassurés : même si celui-ci ne tient dans le livre qu’un second rôle, on ne l’imagine pas « dominé ». Reste que tout cela n’est qu’interprétation, le texte restant muet sur la vie privée de Déborah. Mariée ou pas, Déborah nous apparaît comme asexuée. Quant aux autres héroïnes féminines, elles peuvent parfois certes faire le sacrifice de leur vertu, comme Tamar, mais uniquement pour servir le projet divin.
Dans la Bible, la femme de pouvoir prédatrice sexuelle est incarnée par une étrangère : c’est la femme de Potiphar, une prédatrice rusée. Joseph, lui, n’est pourtant jamais perçu par les commentateurs comme une victime. Au contraire, il est célébré comme un homme fort qui a su dominer ses propres pulsions sexuelles. Comme si le choix d’un rapport sexuel revenait toujours à l’homme, libre d’y consentir ou non, même sous la contrainte.
Pourtant, selon une enquête de 2016, 7 % des hommes déclarent avoir été victimes de harcèlement sexuel (contre 28 % chez les femmes). C’est déjà trop pour nous laisser penser qu’une femme par « essence » ne fait pas cela…
Eshet Hayyil ; encore aujourd’hui, c’est par cette expression empruntée à un verset des Proverbes que commence la hashkava [la prière d’inhumation séfarade] pour une femme. Des générations de rabbins hommes se sont empressées de traduire Eshet Hayyil par « épouse vertueuse »… Encore aujourd’hui, on enterre des femmes avec cette prière sans se demander si elles étaient vraiment des épouses, ramenant ainsi les plus indépendantes des femmes à la sphère domestique.
J’ai dit et j’écris ici que je ne souhaite pas que l’on utilise cette hashkava sur ma tombe, le moment venu. En faisant cela, je ne fais pas acte de féminisme. Bien au contraire, résignée, je dépose les armes. J’admets une traduction orientée, très répandue certes, mais tout à fait contestable. Dans Eshet Hayyil, Hayyil vient de la racine Hayyal, « le soldat », « armée »… Eshet Hayyil, c’est littéralement la « femme vaillante ». L’imaginer vertueuse n’est qu’une extrapolation…
Parce que trop longtemps on a refusé d’envisager un vrai leadership féminin.
Parce qu’aujourd’hui encore, on n’imagine pas qu’une femme ne soit ni plus douce ni plus dure qu’un homme, ni plus morale ni plus vicieuse que lui. Qu’une cheffe soit juste un chef comme les autres.