LES CONSEILS DE LECTURE DE LA RÉDACTION

“Isaac” de Léa Veinstein, “La pensée anthume” de Michaël Bar-Zvi et “Le temps des orphelins” de Laurent Sagalovitsch

ISAAC
(LÉA VEINSTEIN)

Grasset, 2019, 15 euros

L’arrière-grand-père de Léa Veinstein était rabbin. Elle le savait puisque c’était sa réponse lorsqu’on lui demandait ses origines. Mais elle n’en savait pas plus. L’histoire de Léa Veinstein était faite essentiellement de silences. Alors Veinstein a entrepris une longue enquête, une enquête de plusieurs années pour redonner à cet arrière-grand-père une identité, une histoire, un lien entre eux.

Et elle commence son enquête par le commencement, la synagogue de Neuilly où il exerçait. Elle y apprend un prénom, Isaac mais, surtout, elle se rend compte qu’il y exerçait durant l’Occupation grâce à un do- cument, une carte de légitimation remise par Vichy. Le doute s’installe pour Veinstein qui se demande si le silence qui entoure cet aïeul ne cacherait pas une histoire honteuse, une histoire de collaboration.

On ne peut en dire beaucoup plus sans risquer de divulgâcher cette enquête. Mais on peut en admirer l’écriture, digne et précise, le travail d’enquête honnête et émouvant, les rencontres au naturel troublant entre la philosophie, la littérature, la grande Histoire et les plus petites, certainement pas anodines pour autant. Un livre émouvant et admirable qui nous embarque dans une investigation fascinante tout en posant sur notre monde, notre époque, sur le judaïsme et nos combats politiques un regard différent et déjà essentiel.

LA PENSÉE ANTHUME
(MICHAËL BAR-ZVI)

Les Provinciales, 2019, 14 euros

Il m’est un peu délicat de parler de ce livre. À bien des égards. Parce que Michaël Bar-Zvi et moi avions, je le crois, bâti une relation faite de respect réciproque et de beaucoup d’écoute, quels que puissent être nos désaccords, ou plutôt pour que puissent être nos désaccords; parce que Michaël fut Michel, l’ami d’un de mes maîtres qui l’admirait infiniment, probablement autant qu’il l’aimait; parce que Bar-Zvi nous accorda l’un de ses derniers entretiens, au cours duquel rien, pas même la douleur, pas même la certitude de la fin si proche, ne l’auraient empêché de formuler une pensée pour l’être – l’être juif bien sûr, mais pas que, justement.

Or ce livre, c’est celui que je n’attendais pas. Il est un livre de mourant et de clairvoyant et d’égaré. Il est un livre de lucidité glaciale et de voluptés intellectuelles et d’errances fertiles. Il est une fin qui n’adviendra pas, un retour vers l’avant, un regard ubuesque posé sur le monde de notre vie, ubuesque évidemment, mais diablement moins que notre vie elle-même.

Si vous avez déjà lu Bar-Zvi, que vous l’ayez aimé ou détesté – oui, je peux croire qu’entre les deux il n’est probablement pas grand- chose –, il vous faut ouvrir celui- ci. Il est tellement plus simple et tellement plus rude que les autres. Si vous n’avez jamais lu Bar-Zvi – ce que même lui vous pardonnerait probablement –, il est temps de commencer et, tant qu’à faire, de débuter par la fin, par La Pensée anthume. Je reconnais volontiers que ma recension s’égare, c’est que, précisément, Bar-Zvi coupe ici le GPS, brouille les cartes, et nous égare. La Pensée anthume, comme elle se nomme, est l’écrit de quelqu’un « avant la mort et non après ». Mais juste avant, entendons-nous – en tout cas il l’entendait, je le lis, je l’entends.

Ici Bar-Zvi abandonne un peu de l’académisme rigoureux qu’il sait sans pour autant verser dans le délire, moins encore dans la facilité. L’homme qui écrit est un homme qui souffre, cela se sent, un homme qui se meurt, il le sait, un homme qui ne le souhaite pas, nous le vivons, mais avant tout un homme qui ne relâche pas, rien, surtout pas la pensée qui est la sienne, et qui l’emmène alors, par dépit ou par amour, par résignation ou par passion, encore un peu au-delà de ce qu’elle avait déjà produit. On ajoute ici au génie intellectuel son compère artistique. Bar-Zvi va loin, au-delà en fait, là où il sait qu’il va. « Je vais essayer de vivre une journée normale », écrit-il, comme un Kafka spinozien, comme si c’était ça, une journée normale.

À ce stade de la maladie, à cette proximité de la mort, à cette intimité de la douleur, normal est un drôle de mot – « Fin de cycle, journée passée à l’horizontale entre sommeil et veille, incapacité de tenir les yeux ouverts. Écrire malgré tout pour conserver sa verticalité ou ne pas abdiquer ». Bar-Zvi, bien debout, qui se préfère « homme de textes » à homme de lettres va explorer les siens comme les médecins son corps. Oh, pas nécessairement pour y trouver quelque chose, mais pour l’exploration elle- même.

Ce sont des pastilles, de quelques pages, qui se picorent ici, du moins pour celui qui serait capable – et c’est un défi, oui – d’interrompre sa lecture. Ce sont les aphorismes longs d’un homme « jamais soumis à l’ordre de la maladie ». Ce sont les pensées anthumes, bien vivantes, bien avant la mort, de celui qui écrit: « Peu importe ce que j’ai fait, mais je crois que c’était la chose bien. » Il est un homme qui pense, un homme qui souffre, un homme qui saigne, un homme qui pense encore et qui offre à nous cette pensée. « J’ai l’impression d’être le témoin d’une nouvelle alliance à chaque goutte versée, qui prend la place d’une larme non versée. »

Le livre de Bar-Zvi, moins ardu que ses précédents, mais plus mystérieux aussi, est presque un feel-good book pour le lecteur encore immortel que je suis. C’est un retour, en un an de maladie, sur le parcours d’une vie, ni plus glorieuse ni plus misérable qu’une autre mais qui, tout de même aura produit de la pensée et « une agréable sensation de douceur et de calme », malgré tout. Parlant de son admiration intellectuelle sincère pour Pierre Boutang – à qui, encore, ce livre de Bar-Zvi est un hommage –, il écrit : « J’étais sur la route avec un homme à la démarche d’un bûcheron de la pensée » ; je voudrais répondre à Bar-Zvi que j’ai croisé sur la route un homme à la conduite d’un esthète de l’intelligence.

LE TEMPS DES ORPHELINS
(LAURENT SAGALOVITSCH)

Buchet Chastel, 2019, 16 euros

Lorsque les États-Unis s’engagent dans la guerre, le rabbin américain Daniel Shapiro n’hésite pas: il laisse sur place sa synagogue, sa fidèle épouse en- ceinte Ethel et son chat Moïse pour traverser l’Atlantique dans un uniforme d’aumônier militaire.

Un jour qu’il se trouve quelque part en Allemagne, un télégramme de l’état-major lui est porté:
« Un détachement de la Troisième Armée est tombé aujourd’hui sur un camp, en lisière de la ville d’Ohrdruf. Prière de le rejoindre dès que possible. Grand besoin de vous. Situation dramatique.

Bien entendu, il ne s’attend en rien à ce qu’il va dé- couvrir. Il y a d’abord la puanteur, cette odeur dont il dit:
« Même lorsque mon cadavre sera retourné à la poussière, elle continuera à hanter le souvenir de cette terre ».

Il y a ces monceaux de cadavres, et ces survivants, ces squelettes vivants, qui accourent vers le rabbin. Et le rabbin qui, pour la première fois, ne sait pas quoi faire, ne sait pas quoi dire. Et cet enfant, improbable, à l’écart de la foule, ce garçon de 4 ou 5 ans qui observe et se tait.

Et, presque immédiatement, pour la première fois, cette question:
« Et ton dieu, Rabbi, c’est donc ton dieu qui a laissé faire tout cela ? ». « Je ne sus que répondre, rien d’autre qu’un silence qui était comme le début d’un aveu ».

L’auteur de Vera Kaplan, qui faisait le récit terrible de la vie d’une juive berlinoise qui pour sauver sa vie et celle de ses parents, avait dénoncé des centaines de Juifs aux autorités, signe avec Le Temps des orphelins un livre exceptionnel. C’est un roman, pas un document, il écrit de la fiction et, pourtant, même si l’on sait bien que ce rabbin n’a pas existé, pas plus que sa femme ni le petit garçon rencontré le premier jour dans le camp d’Ohrdruf, on lit ce livre comme on le regarderait, comme s’il se déroulait avec nous. On accompagne, nauséeux et incrédule, le rabbin dans ses découvertes. Avec lui on prend des notes, on s’accroche à cet en- fant mutique, on ne le lâche pas, on le nourrit de force même, comme si le sauver, tenter de retrouver ses parents, pouvait amenuiser l’horreur de ce que nous découvrons. Avec lui, surtout, nous commen- çons à douter, à douter vraiment, tout en continuant d’ânonner des psaumes sans plus savoir y croire.

“Seigneur, Tu entends les souhaits des humbles, Tu leur rends courage. Tu écoutes avec attention, Pour faire droit à l’orphelin, à l’opprimé. Ainsi personne sur terre ne pourra plus être un tyran.”
Maintenant que je repense à ce moment-là, maintenant que je me revois chanter ce psaume au beau milieu de ces malheureux qui devaient se souvenir du temps où en famille, dans la joie et la félicité, ils se rendaient à la synagogue écouter ce même chant sacré, dans quelques villages de Pologne, de Hongrie, de Lituanie ou d’ailleurs encore, je ne peux m’empêcher d’éprouver le sentiment d’une indicible et invincible honte.

Dans ce roman écrit à la première personne, Sagalovitsch nous emmène loin, loin dans l’horreur et loin dans le doute, loin dans le dépit et loin dans la colère. Alors, comme pour nous permettre de respirer, le livre est rythmé par les lettres amoureuses d’Ethel à son rabbin de mari, des lettres passionnées qui disent la vie, la vie sans lui puis la vie avec leur fille. Ce roman est un bijou de littérature, loin des cris faussement scandaleux de l’autofiction que notre temps aime tant. Sans décrire il fait sentir, sans pré- tendre il fait entendre. Sagalovitsch dont on connaît la plume drôle et affûtée dans son blog You will never hate alone ou dans ses livres d’avant Vera Kaplan, Sagalovitsch bâtit ici une œuvre de mémoire magistrale et si nécessairement inattendue.

GRANDS PRIX DU LIVRE AUDIO 2019
(SAUVE-TOI, LA VIE T’APPELLE, BORIS CYRULNIK)
(SOTAH, NAOMI RAGEN)

Pour la dixième année, l’association « La Plume de Paon » désignait en juin les lauréats des « Grands Prix du Livre Audio ».
Tenou’a est heureux d’y voir apparaître deux auteurs que nous aimons beaucoup:
– Dans la catégorie « Grand Prix du Livre Audio Plume d’Or », Sauve-toi, la vie t’appelle de Boris Cyrulnik, lu par Vincent Schmitt (Odile Jacob) – Dans la catégorie « Grand Prix contemporain », Sotah de Naomi Ragen, lu par Claire Cahen (Yodéa).