Les grands procès de la Shoah

Adolf Eichmann dans la “cage de verre” durant son procès à Jérusalem en 1961

Le grand procès de Nuremberg est resté présent comme une référence incontournable en matière de justice transitionnelle et de justice internationale et comme la matrice des premières écritures de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Il constitue, avec le procès d’Adolf Eichmann, non seulement un évènement en soi mais aussi un « lieu de mémoire », dans la définition de Pierre Nora: les lieux de mémoire sont des lieux matériels ou idéels, réinvestis au cours de l’histoire de significations différentes. Le procès de Nuremberg qui s’est tenu du 20 novembre 1945 au 1er octobre 1946, n’est pourtant pas le premier procès de criminels nazis. Il a été précédé par des procès tenus pas l’un ou l’autre des Alliés qui se sont faits au nom des lois et coutumes de la guerre. Le premier d’entre eux fut celui tenu à Kharkov, en décembre 1943, devant un tribunal militaire soviétique. Les quatre accusés furent condamnés à mort et immédiatement pendus, sans possibilité de faire appel. Dans la zone d’occupation britannique, à Lüneburg, se tint du 17 septembre au 17 novembre 1945 le procès dit de Bergen Belsen. Les Britanniques qui étaient entrés dans le camp le 15 avril 1945 y avaient arrêté quelque soixante-dix SS et Kapos, la plupart d’entre eux ayant exercé leurs fonctions dans les camps d’Auschwitz avant l’évacuation de leurs détenus en janvier 1945, comme Josef Kramer. Sur les quarante-cinq accusés, seize étaient des femmes. Comme le tribunal de Kharkov, il s’agissait d’un tribunal militaire, et les prévenus furent jugés pour crimes de guerre. Onze d’entre eux, dont trois femmes (Irma Greese, Elisabeth Volkenrath, Johanna Bormann) furent condamnés à mort sans appel possible et pendus.

Ces premiers procès attestent la possibilité de punir sévèrement et rapidement les crimes perpétrés par les Nazis sans autre arsenal juridique que celui existant déjà. Le grand procès de Nuremberg s’en différencie de plusieurs façons. Pour la première fois, les plus hauts responsables d’un État furent traduits devant une Cour de Justice internationale pour ces crimes nouvellement définis. Il ne s’agissait plus de personnes ayant commis de leurs propres mains des crimes, mais de ceux qui en avaient décidé sans mettre nécessairement la main à la pâte. Dès lors, ce procès est entré dans l’Histoire comme un évènement à part entière, suscitant immédiatement une abondante littérature. Les historiens s’attachèrent à en dégager les prémisses, à en décrire les acteurs, à en analyser le déroulement. Les juristes interrogèrent sa légitimité et ne cessèrent de débattre de ses prolongements. Nuremberg est un moment du droit international.

La postérité, juridique et mémorielle, n’a retenu de ce procès qu’un des quatre chefs d’accusation, le crime contre l’humanité, désormais inscrit dans le droit international. Or pour les Américains, les vrais maîtres d’œuvre du procès, la question de la criminalité nazie était seconde au regard de ce qui leur importait : le complot (conspiracy) et le crime contre la paix. Leurs boys avaient traversé à deux reprises l’Atlantique, en 1917 et 1944, pour venir au secours de leurs alliés. Ils souhaitaient que cette situation ne se reproduisît point en mettant la guerre hors la loi. Ainsi, l’article 6 du statut de tribunal adopté à Londres par les quatre puissances organisatrices du procès qui énumère les chefs d’accusation fait du « crime contre la paix » le premier d’entre eux, défini comme « (…) la direction, la préparation, le déclenchement ou la poursuite d’une guerre d’agression ou d’une guerre de violation des traités, assurances ou accords internationaux, ou la participation à un plan concerté ou un complot pour l’accomplissement de l’un quelconque des actes qui précèdent ». Les crimes de guerre comme les crimes contre l’humanité doivent, pour être jugés, être en lien avec le complot contre la paix. Ils n’existent pas en soi, mais dans le seul contexte de la Seconde Guerre mondiale, définie comme une guerre d’agression par l’Allemagne.

METTRE LA GUERRE HORS LA LOI

Pour les Soviétiques comme pour les Français, le cœur du procès est le jugement sur les crimes qui ont été commis sur leurs territoires lors de l’occupation allemande. Dans la division des tâches entre délégations, les Américains et les Britanniques ont en charge l’accusation de crimes et complots contre la paix, les Français et les Soviétiques celles de crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis respectivement à l’Est et à l’Ouest, quand, selon le statut du tribunal, ils ont été commis en lien avec le crime contre la paix.

La destruction des Juifs d’Europe est bien présente lors du procès de Nuremberg. Mais elle est comme diluée dans l’ensemble d’une criminalité nazie multiforme. Le terme de génocide, que vient d’inventer le juriste Raphael Lemkin, ne s’acclimate pas alors. Il le fera lors de la discussion à l’ONU et la ratification par un certain nombre de pays de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (1948).

Le procès de Nuremberg est un élément de la construction du monde issu de la Seconde Guerre mondiale, avec la création de l’ONU, de l’Unesco, du FMI… Il est un exemple, sinon le seul exemple totalement réussi même s’il fut justement critiqué, de ce que l’on appelle désormais « la justice transitionnelle ». Peut- être parce que pour la seule fois dans l’histoire se retrouvent trois conditions qui permettent l’exercice de la justice : une guerre tout à fait terminée par la capitulation sans conditions de l’Allemagne; des accusés aux mains des accusateurs; des archives qui permettent d’administrer la preuve.

Ce sont ces archives qui permirent les premières écritures de l’histoire de la « Solution finale », c’est-à-dire celle des appareils nazis de la destruction. C’est Bréviaire de la haine (1951) de Léon Poliakov, et la thèse de Raul Hilberg, qui ne trouva d’éditeur qu’à la faveur de procès Eichmann et qu’il enrichit jusqu’à sa mort (1988).

Le procès d’Adolf Eichmann pourrait être lu comme un complément à celui de Nuremberg. Ben Gourion, le Premier ministre israélien, avait voulu qu’il fût « un Nuremberg du peuple juif ». Il se tient quinze années après la fin de la Seconde Guerre mondiale : ce n’est donc pas, à mon sens, une justice transitionnelle, si on la définit comme élément du passage d’un état de guerre, civile ou entre nations à un état de paix, mais un jalon dans l’interminable jugement des criminels nazis. Le nazisme a en effet été le seul régime dont les protagonistes ont été jugés, quel que soit le temps séparant leurs actes de leurs procès. Des procédures en Allemagne précédèrent ou suivirent ce procès, de celui de Francfort qui jugea les nazis en poste à Auschwitz (1963-1965) au procès d’Ivan Demanjuk tenu à Munich en 2011; la France fut le théâtre de trois procès : celui du nazi Klaus Barbie (1987); celui du milicien Paul Touvier (1994); celui du fonctionnaire de l’État français Maurice Papon (1998).

CRIME CONTRE L’HUMANITÉ

La question de la guerre et de qui l’a déclenchée s’estompe très vite au profit de la seule qualification, la plus problématique à Nuremberg, celle de crime contre l’humanité. Le crime contre l’humanité est défini dans l’article 6 des statuts du Tribunal. À y regarder de près, les mêmes actes relèvent du crime de guerre et du crime contre l’humanité. Le seul ajout concerne « les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux ». Ces persécutions devant avoir été commises « à la suitede tout crime entrant dans la compétence du tribunal ou en liaison avec ce crime », les pays qui persécutent leurs minorités en dehors de la Seconde Guerre mondiale étaient donc à l’abri des poursuites.

Pour juger Adolf Eichmann, Israël se mit dans le sillage du procès de Nuremberg et de la Convention sur la prévention et la répression des actes de génocide. L’acte d’accusation comporte quinze chefs d’accusation. Les quatre premiers relèvent d’un crime en apparence nouveau, le crime contre le peuple juif. Il est défini par la loi israélienne de 1950 sur la répression des « crimes nazis et de leurs collaborateurs ». Cette loi, quand elle fut adoptée, ne visait pas par les anciens nazis. Nul ne pensait qu’ils prendraient le risque de se rendre en Israël. Elle visait les juifs accusés de collaboration : Kapos dans les camps de concentration, membres des conseils juifs ou des polices juives des ghettos. Ils furent l’objet d’une quarantaine de procès. Une deuxième série d’accusations relève des « crimes contre l’humanité » (5, 6, 7, 9 à 15). Un seul chef d’accusation l’est pour « crimes de guerre ». Le procès d’Adolf Eichmann fait entrer la Shoah dans l’histoire et la constitue en évènement spécifique dans la Seconde Guerre mondiale, distinct des autres aspects de la criminalité nazie. Pour la première fois, un historien, Salo Baron, premier titulaire de la chaire d’histoire des Juifs à l’Université Columbia, est cité à la barre des témoins. Sa présente atteste le passage du temps, la nécessité de rappeler un contexte – celui de la vie juive qui a précédé la Shoah – qui s’éloigne des mémoires.

Ce procès marque ce que j’ai appelé « l’avènement du témoin ». C’est en toute lucidité que le procureur Gidéon Hausner décide de faire reposer le procès sur deux piliers : les documents et les témoins. « Ce n’est que par la déposition des témoins, écrit-il, que les évènements pourraient être évoqués au tribunal, rendus présents aux esprits, parmi le peuple d’Israël et parmi les autres peuples, d’une manière telle que les hommes ne pourraient pas reculer devant la vérité. » Cette vérité qui ne peut être touchée du doigt qu’en appelant à la barre les survivants « en aussi grand nombre que le cadre du procès pouvait l’admettre et de demander à chacun un menu fragment de ce qu’il avait vu et de ce qu’il avait vécu (…) Mises bout à bout, les dépositions successives (…) donnaient une image suffisamment éloquente pour être enregistrée. Ainsi espérais-je, écrit Hausner, donner au fantôme du passé une dimension de plus, celle du réel ».

LEÇON D’HISTOIRE

Les conséquences de cette option sont multiples. Elle permet d’intégrer les survivants à la société israélienne; elle fait, selon l’expression de l’historienne israélienne Hannah Yablonka, entrer leur histoire dans le code génétique israélien. Elle marque aussi le mouvement qui intronise le témoin comme porteur d’histoire et de mémoire. Le procès Eichmann produit ainsi un récit très différent de celui produit par le procès de Nuremberg. Ce n’est plus l’exposition de ce que fut le nazisme, mais celui des victimes du nazisme. Ce n’est pas l’histoire de la « Solution finale », mais celle du Hurbn, de la destruction, comme on désigne d’un terme yiddish, la langue de la grande majorité des victimes. Ainsi, deux récits, celui de Nuremberg et celui de Jérusalem, en quelque sorte parallèles sont écrits, deux histoires. Il faudra attendre le grand œuvre de Saul Friedlander, L’Allemagne nazie et les Juifs, pour que soient noués les fils de ces deux histoires.

Pour la première fois, ce procès est filmé en intégralité en vidéo pour la télévision. Sylvie Lindeperg et moi-même avons étudié ce filmage par un réalisateur communiste américain, pionnier dans son pays du film documentaire, Leo Hurwitz. La présence d’un grand nombre de journalistes, la possibilité en léger différé de montrer les images, en RFA et aux États-Unis principalement, fait de ce procès un des tout premiers global media events.

L’AVÈNEMENT DU TÉMOIN

En 1964, le parlement français adoptait une loi rendant le crime contre l’humanité imprescriptible. Si Hitler ou Mengele réapparaissaient, il serait ainsi possible de les juger. Dans les années soixante-dix, émerge en France, à l’initiative de Serge Klarsfeld, l’idée de juger les responsables de la déportation des Juifs de France. Le 23 octobre 1979 s’ouvre à Cologne le procès de Kurt Lischka, de Herbert Hagen, et de Henrischsohn, tous trois condamnés à des peines de prison. Pourtant, c’est le procès de Klaus Barbie (1987), responsable de la Gestapo de Lyon, extradé de Bolivie qui est l’objet de toutes les attentions. Il s’agit là d’une première en France :

pour centre le génocide des Juifs. Bourreau de la Résistance, Barbie avait été jugé pour ces faits, prescrits, par contumace en 1952 et 1954 et condamné à mort. Il ne peut donc être inculpé que de crimes contre l’humanité, sous condition que ces crimes n’aient pas été jugés. C’est le cas de la déportation des enfants d’Izieu et de celle des personnes raflées dans les locaux de l’Union générale des israélites de France sur Sainte-Catherine à Lyon. Ce procès est suivi de celui du milicien Paul Touvier (1994) et de Maurice Papon (1998). Ces trois procès présentent des points communs. De très nombreux témoins sont appelés à la barre; qui témoignent de la Shoah et pas nécessairement des actions des accusés. Ils sont très fortement médiatisés. Ils sont filmés dans leur intégralité, les films devant servir à l’histoire. Surtout, il s’agit moins de punir que de prendre prétexte de ces procès pour donner une leçon d’histoire aux jeunes générations. Inexorablement, les temps du nazisme s’éloignent et ses contemporains disparaissent. Cet épisode appartient désormais principalement à l’histoire, même s’il demeure vivant par les multiples travaux des historiens, évocations littéraires, films… La question pourtant de la fa çon dont ont été jugés les responsables de ce régime criminel reste une grande question d’actualité. Comment juger les criminels d’État ? Qui sont- ils ? De simples rouages obéissants aux ordres ? Quel type de tribunal ? National ? International ? Mixte ? La justice doit-elle être aveugle aux problèmes politiques que peut poser un procès ? Examiner comment la justice fut rendue peut aider à répondre à ces questions qui relèvent autant du droit que de l’éthique.