L’étrange peur de l’assimilation en Israël

En octobre dernier, un couple de célébrités israéliennes s’est marié. Lucie Aharish, une journaliste appréciée du public, a dit oui à Tsahi Halevi, l’un des acteurs principaux de la célèbre série télévisée israélienne Fauda. Ce mariage glamour n’aurait probablement pas dépassé les faits divers d’un magazine de salle d’attente si Halevy n’était pas juif et Aharish arabe.

Quelques heures après l’annonce de leur mariage, le député Oren Hazan (Likoud) se permettait un tweet intrusif où il condamnait l’union en concluant: « Lucie, ce n’est pas personnel, mais sache: Tsahi est mon frère et le peuple d’Israël est mon peuple. Stop à l’assimilation ! » La polémique était lancée. À droite, religieux et nationalistes accusant la presse people de faire l’apologie de l’assimilation, flirtant parfois avec le point Godwin. À gauche, les laïcs et autres juifs universalistes, criant au racisme.

Mais peut-on réellement s’assimiler en Israël ? Le discours juif utilise d’une façon synonymique les termes « mariage mixte » et « assimilation ». Pourtant, s’assimiler signifie « devenir ou être devenu semblable aux membres du groupe social dans lequel on vit ». Ainsi, difficile d’imaginer une assimilation sans l’asymétrie sociale sur laquelle elle repose – à savoir une société hégémonique qui absorbe en son sein un membre d’un groupe minoritaire, jusqu’à ce que ce dernier devienne indifférenciable des membres de la première. En Diaspora, où les Juifs forment une minorité, un mariage mixte peut faciliter l’assimilation du conjoint juif, sans que celle-ci soit pour autant inévitable. Mais en Israël, où l’asymétrie est inversée, l’assimilation est-elle réelle ?

La problématique peut être formulée d’une façon encore plus large: le judaïsme n’a-t-il pour différence qu’une identité religieuse, dont l’exogamie symboliserait la dissolution, ou peut-il se faire valoir d’une identité plus large et transcendant le religieux ? Si chaque Juif a son opinion sur la question, une investigation sérieuse révèle tout de même une tension historique entre deux composantes distinctes de l’identité juive – la composante religieuse et la composante ethnico-nationale. Dès la Bible, les Hébreux sont décrits à la fois comme peuple et comme les gardiens de l’alliance divine. Les commandements religieux y sont prépondérants, mais pourtant les rois bibliques idolâtres et leur peuple dévoyé n’ont pas été expurgés de l’histoire juive.

C’est à travers l’héroïne d’un mariage exogame par excellence, Ruth la Moabite, que la Bible donne d’ailleurs une portée poétique à ces deux formes d’identités. Refusant de quitter sa belle-mère juive, Ruth promet: « Où tu iras j’irai, où tu coucheras je me coucherai, ton peuple sera mon peuple, ton dieu sera mon dieu » (Ruth 1,16). L’étrangère rejoint le peuple juif à travers deux alliances bien distinctes, l’alliance de destin, « Ton peuple sera mon peuple » ̧ et l’alliance de foi, « Ton dieu sera mon dieu ». Mais si Ruth s’était contentée d’une seule de ces alliances, son attache au peuple juif aurait-elle été inexistante ?

Cette question, prit une tournure pratique quand, une fois l’émancipation acquise, les Juifs purent choisir leur identité plutôt que la subir. À la fin du xixe siècle, les penseurs juifs s’interrogeaient sur l’avenir de l’identité juive moderne. Pouvait-on n’appartenir qu’à une nation, celle émancipatrice, tout en restant une religion mosaïque. ? Pouvait-on s’affranchir des lois de Dieu, tout en restant profondément, viscéralement juif ?
Parmi le panel de réponses proposées, le sionisme opta pour une identité reposant essentiellement sur l’appartenance ethnoculturelle et non sur la foi. Un juif, pour les principaux penseurs sionistes, n’était pas membre d’une communauté de croyance mais d’un peuple, dont la foi n’était qu’une caractéristique parmi d’autres, telles que la langue, la culture et l’attache territoriale. Le projet du retour à Sion visait, notamment, à revivifier le peuple juif en lui permettant une autodétermination culturelle et politique. Dans ce sens, la déclaration d’indépendance de l’État d’Israël soulignait « le droit naturel du peuple juif à être un peuple parmi les peuples, s’autodéterminant au sein de son État souverain ». C’était en devenant une société majoritaire et indépendante, un peuple comme les autres peuples, que le peuple juif pouvait enfin garantir une continuité sans avoir à subir les murailles du ghetto ou le poids des traditions religieuses.

En créant une société juive majoritaire, le sionisme n’endigua pas la menace de l’assimilation, mais la fit changer de camp. Si la majorité juive n’est absolument pas menacée d’assimilation en Israël, tel n’est pas le cas des groupes minoritaires, arabes et druzes, vivant en son sein et développant des discours anti-assimilation proches de ceux que connaissent les Juifs de Diaspora. D’Aharish et Halevy, l’assimilation menace surtout la première. Pourtant, les angoisses diasporiques juives restent bien ancrées au sein de la société juive israélienne, qui se considère encore souvent comme une minorité menacée. Selon un célèbre aphorisme de David Ben Gurion, il fut plus simple de faire sortir les Juifs de Diaspora que de faire sortir la Diaspora qui est en eux.

En Israël, le mariage mixte est une réalité, pas l’assimilation. C’est pour cela qu’il ne devrait relever que du libre choix individuel, tout comme le respect du shabbat, des lois de kasherout ou du jeûne de Kippour. Respecter les choix individuels de chacun ne signifie pas les cautionner. Là encore, Israël n’est pas, et ne doit pas être, un shtetl où toute conduite individuelle engage la collectivité entière. Un autre succès du sionisme est l’établissement d’une démocratie, grâce à laquelle la pratique ou la non-pratique religieuse n’est plus un simple devoir social mais un choix spirituel plein et entier.

Un dernier mot sur le discours anti-assimilation, parfois dénoncé comme raciste. Le racisme repose sur le rejet de l’autre, alors que l’angoisse de l’assimilation repose sur l’amour des siens. Lorsque les membres d’un groupe minoritaire deviennent semblables au groupe majoritaire, disparaît avec eux l’héritage dont ils étaient dépositaires et qui dépassait leur être propre. Dès lors, il me paraît légitime et honorable que les membres d’un groupe minoritaire œuvrent pour la transmission et la continuité de leur particularisme, dont le maintient peut d’ailleurs enrichir la société au-delà des frontières du groupe en question. Être juif en France, arabe en Israël ou encore chrétien en Orient, c’est parfois être les derniers garants d’une altérité menacée, les derniers remparts contre une société uniforme, ne parlant plus que d’une seule voix.