L’ivresse comme réponse

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In vino veritas disent les Anciens. De leur côté, les Rabbins enseignent que Nikhnas yayin yatza sod (« Lorsqu’entre le vin, sort le secret ») (Sanhedrin 35a). Ils soulignent aussi qu’en guematria, les mots vin (yayin) et secret (sod) partagent la même valeur numérique de soixante-dix. Dans les deux cas, la consommation d’alcool semble révéler quelque chose de tenu secret ou du moins caché, qui donne à penser et comprendre la condition humaine.
La Genèse, le livre du commencement, nous rapporte deux épisodes mettant en scène une consommation excessive d’alcool : l’histoire de Noé au sortir de son arche et celle de Loth et ses filles après la destruction des villes de Sodome et Gomorrhe. À leur manière ces deux passages racontent quelque chose de l’homme et de son rapport à l’existence.
Dans le premier, au sortir de l’arche, Noé se retrouve sur une terre entièrement dévastée par le déluge et qu’il s’agit de recultiver. La Torah nous raconte qu’il commence alors (wayiahel) à cultiver la terre en plantant une vigne. On peut voir ici un parallèle avec le récit de la création où l’Éternel avait planté l’arbre de la connaissance du bien et du mal dans le jardin d’Éden. D’ailleurs, cherchant à identifier cet arbre, Rabbi Meïr (Berakhot 40a) explique qu’il s’agissait en réalité d’une vigne dont le fruit avait pu dessiller le regard de l’homme. Mais si les arbres du Jardin d’Éden, ceux de la naissance du monde, avaient été plantés par l’Éternel Lui-même, le monde postdiluvien marqué par une volonté de retrait du Créateur des affaires humaines est cultivé par l’homme. C’est donc Noé qui fait revivre la terre. Certains commentateurs jugent avec sévérité ce travail agricole. Ils le rapprochent de l’activité de Caïn alors qu’Abel, son frère, exerçait celle de berger. Par ailleurs, ils s’interrogent sur le sens du mot wayiahel qui désigne le début de l’activité de Noé. Rashi, citant le Midrash Bereshit Rabba (36), établit un parallèle avec le mot de houlin qui désigne ce qui est profane. Il considère que par cette œuvre, Noé s’est lui-même profané. Avant même de lire ce que seront les conséquences de la consommation du fruit de la vigne, on voit poindre chez les Sages une appréciation négative. Cependant, le pire reste à venir avec la consommation du vin : Noé, saoul, se retrouve nu au milieu de sa tente. Son fils Cham voit alors sa nudité et le raconte à Shem et Japhet ses frères. En hébreu le fait de voir la nudité d’une personne peut se comprendre de plusieurs façons et les Sages expliquent qu’il a pu ici l’émasculer ou s’unir à lui charnellement. Concrètement, cette première ivresse humaine aboutit à une relation incestueuse entre un père et son fils. Le fils déshonore le père et le ridiculise aux yeux de ses autres enfants.

Le second épisode met en scène Loth et ses filles après la destruction de Sodome et Gomorrhe. Persuadées qu’ils sont les ultimes rescapés de l’humanité et que cette destruction est allée bien au-delà des limites de ces villes, elles décident d’enivrer leur père et faire en sorte de tomber enceintes de lui. Dans leur interprétation de ce passage, les Sages ne condamnent pas nécessairement l’attitude des filles de Loth. Ils reconnaissent qu’elles peuvent être habitées du désir sincère de repeupler le monde. Le Midrash Rabba précise même qu’elles agissent leshem shamaïm, « au nom du ciel », c’est-à-dire de façon désintéressée. En effet, rien dans le texte, rien ne laisse entendre que leur sentiment n’est pas fondé. Pour Rashbam, elles pensent que le monde entier a alors été détruit par un déluge de feu comparable dans ses conséquences à celui de l’époque de Noé.

Ces deux récits présentent plusieurs différences. Noé boit le vin issu de la vigne qu’il a planté. Il ne sait manifestement pas encore l’effet produit par la consommation d’alcool. Au contraire, plus de dix générations plus tard, c’est à dessein que les filles de Loth le font boire, il est passif là où le premier était actif. Le fils de Noé a une attitude visant à désacraliser la figure du père alors que les filles de Loth sont animées par un désir de perpétuation et de transmission. Noé réalise ce qui lui est arrivé mais le texte ne dit rien d’une éventuelle prise de conscience ou réaction de Loth.

Cependant, des parallèles entre ces deux histoires apparaissent de manière évidente et viennent jeter un regard cru sur la consommation d’alcool. Dans les deux cas, l’ivresse peut apparaître comme une réponse ou une réaction à la catastrophe et à l’anéantissement.
À chaque fois, les protagonistes de ces histoires sont des rescapés. Plus rien, si ce n’est eux, ne subsiste des univers dans lesquels ils sont nés et ont vécu. Ils sont littéralement des survivants et la destruction dont ils ont été les témoins a fait voler en éclat les repères qui les avaient façonnés, à commencer par l’idée même d’origine et de passage des générations. Par deux fois, le tabou le plus universel et le plus structurant, celui de l’inceste, est transgressé après la consommation du fruit de la vigne. L’alcool, en brouillant le discernement, semble protéger d’une réalité et protéger les hommes du monde comme il est alors qu’en réalité il conduit à la plus radicale des transgression. S’il y a un secret ou une vérité peut-être dévoilés après ces ivresses, ce sont sans doute ceux de la vulnérabilité humaine face au chaos et du risque, toujours présent, d’un irréparable dérapage.