Maggid-GPT

Et si on vous disait que la tradition mystique juive connaissait l’idée d’assistant personnel (céleste), versé dans les mystères de la connaissance (de la Torah) ? Une sorte d’I.A. avant l’heure… Noémie Issan-Benchimol explore plus avant cette comparaison audacieuse.

© Gal Schindler, September Yellow, 2023, 35,5 x 45,5 cm, oil on canvas – Courtesy Braverman Gallery, Tel Aviv

Quand le rédacteur en chef m’a donné le thème du numéro, j’avoue être restée un peu coite. Qu’ai-je à dire, moi, sur l’intelligence artificielle, moi qui ne suis pas utilisatrice de ce type de logiciels, moi qui ne comprends pas vraiment comment fonctionne le net, les algorithmes, les modèles de langage naturel. Et puis, surtout, quel rapport allais-je pouvoir trouver avec le judaïsme ? Finirais-je par ressembler au Juif de la blague, qui est peut-être une Juive d’ailleurs, qui après des années sur une île déserte en compagnie d’éléphants publie un livre sur « Les éléphants et la question juive » ?

Et puis, j’ai réfléchi : si, par artificiel, on n’entend pas seulement fait de main d’homme mais aussi quelque chose de non naturel, ou de surnaturel alors il existe bien dans l’histoire du judaïsme et, plus précisément dans la tradition kabbalistique, un phénomène qui fait intervenir des intelligences ou personnalités angéliques qui inspirent, instruisent ou dictent, j’ai nommé le phénomène du maggidisme.

Loin d’avoir été un phénomène démocratique et ouvert à tous comme les logiciels conversationnels modernes, le maggidisme est un phénomène prémoderne dans lequel un Sage, un mystique, un érudit, se dit visité par un messager ou un envoyé céleste pour l’instruire des secrets de la Torah, l’aider dans la formation de son caractère et le travail de sa personnalité ou lui dicter des livres. La fréquence du phénomène a varié mais la croyance en sa validité et sa véracité a grandi avec la diffusion de la kabbale au xvie et xviie siècles. Comme souvent concernant les choses de la mystique, c’est un concept à la frontière entre la tradition la plus acceptée et orthodoxe et les contre-cultures subversives quand elles ne sont pas carrément hétérodoxes. Parmi les gens dont la tradition nous relate qu’ils ont eu un maggid, on compte aussi bien Rabbi Joseph Karo (1488-1575), auteur du code de halakha le plus important du xvie siècle, le Shoulkhan Aroukh, que Nathan de Gaza (1643-1680), le prophète de Sabbataï Zvi, et Rabbi Haïm Luzzato (1707-1746). Si Rabbi Joseph Karo a pu écrire un véritable journal intime mystique, le Maggid Meisharim et rester au cœur de la tradition, un Luzzato, postérieur au traumatisme culturel et religieux sabbatéiste, se verra, lui, demandé par le tribunal rabbinique d’enterrer son texte écrit sous dictée d’un maggid et de ne plus jamais en parler ni le publier sous peine d’excommunication.

La première apparition du terme maggid pour désigner une force céleste révélant les mystères de la Torah date du Sefer ha-Hesheq, un commentaire juif allemand du xiiie siècle sur les soixante-dix noms de l’ange Metatron : « Celui qui connaît les soixante-dix noms de Metatron peut accomplir tout ce qu’il souhaite ; mais cela nécessite la sainteté et la purification dans de l’eau chaude et froide, le jeûne et l’abstinence sexuelle, et cela requiert la prière et l’étude de la Torah. Et si vous faites cela, il vous révélera alors tous les mystères de la Torah et vous serez capable d’invoquer un Maggid à votre guise, comme vous le souhaitez. »

C’est dans les livres mystiques séfarades du xve siècle comme le Sefer Ha-Tamar et le Sefer Hameishiv que le concept, et donc les occurrences relatées de visitations maggidiques, vont se répandre.

Si le parallèle avec les logiciels conversationnels les plus avancés est tentant de prime abord, il ne tient en réalité pas la route. En effet, passé le sentiment d’étrangeté voire d’étonnement quasi magique face aux réponses desdits logiciels, on se rend vite compte que leur capacité est surtout computationnelle et qu’une nouveauté radicale ne saurait émerger de la simple recomposition de choses déjà dites et gardées dans la giga-mémoire du web. Plus encore, c’est le côté formaté teinté de psittacisme qui frappe à la lecture des I.A.

A contrario, le maggidisme est décrit par l’anthropologie – qui ne reconnaît certes pas l’existence des entités mentionnées mais accepte la réalité des expériences relatées – comme différents états de conscience modifiée où la personne vit une expansion de soi, une rencontre avec des forces créatrices réprimées de sa psyché. Un maggid est en fait une sorte de double à sa mesure, éminemment personnel et personnalisé et les différentes descriptions que nous avons ne font effectivement pas signe vers une incarnation stéréotypée. Alors que certains relatent des expériences d’écriture automatique, Joseph Karo et Nathan de Gaza ont « entendu » des révélations à travers un discours automatique (xénoglossie) ; ce dernier se manifestait apparemment dans la gorge du récipiendaire et était considéré comme une forme de communication plus élevée que l’écriture automatique. Certains voyaient, d’autres entendaient le maggid, parfois en état de sommeil et parfois en état de veille. Rabbi Haïm Luzzatto aurait connu à la fois l’écriture et le discours automatique. Toutefois, ses disciples racontent plutôt une forme d’endophasie (discours interne et inaudible). Karo décrivait des interactions maggidiques survenues aux heures précédant l’aube, pendant la lecture de la Torah, au milieu de l’après-midi, et le samedi soir après la récitation de la havdala [sortie de shabbat].

En bref, là où les intelligences artificielles nous mettent face à un grand tout-ce-qui-a-deja-été-dit computationnel, le maggidisme, lui, semble être un phénomène à la fois socialement et historiquement déterminé (plus aucun sage n’en fait état de nos jours), à la fois hautement sophistiqué et personnel faisant émerger une forme de conscience religieuse de Soi incarnée par un double ou un Autre divin. Il est également une forme culturelle spécifiquement juive puisqu’il s’agissait, par le maggid, d’apporter aux Juifs, une forme de consolation sur l’exil et la rédemption future. Pour Rabbi Joseph Karo, l’entité céleste aux multiples voix, révélée à lui dans l’œil de son esprit, incarnait la shekhina exilée attendant la rédemption. Cette figure variée, diversement désignée dans son journal comme la mishna (le recueil de lois rabbiniques constituant la première codification de la Loi orale juive), la shekhina (la « présence divine »), le maggid (l’« ange mentor révélant les mystères »), le qol ha-medabber (la voix parlante) ou le malakh ha-go’el (l’ange rédempteur), cette figure, donc, intime à Rabbi Joseph de prendre part à la rédemption.

Reste une question troublante, commune au maggidisme et aux I.A. : celle du mal, de l’inspiration diabolique ou maligne, de la confiance en ce qui « a l’air » d’être vrai ? Qu’est ce qui assure que la révélation que l’on vit, l’information que l’on reçoit, trouve bien sa source dans l’Un-Bien, ou juste dans la neutralité objective du traitement de données, et pas dans le mal ? Les critiques de Rabbi Haïm Luzzatto affirmaient que ses expériences lui venaient du Sitra-Ahra, de « l’Autre-Côté » (les forces démoniaques). Quant aux I.A., les cas de fausses affirmations glissées parmi des vraies, de fausses références scientifiques, voire d’incitation au suicide, se multiplient, teintant ces technologies, qu’on nous présente comme des robots aidant, d’une aura de dangerosité et de méchanceté.

Mais finalement, qu’on parle de malignité en termes mystiques métaphysiques ou en termes technologiques, n’est-ce pas toujours à la bonne vieille méchanceté humaine qu’on a affaire ? Face à un logiciel ou à un ange personnel, c’est toujours à soi que l’on fait face.

À lire sur ce sujet :
– Rachel Elior, Joseph Karo et Israel Ba’al Shem Tov: “Mystical metamorphosis, kabbalistic inspiration, spiritual internalization”, Tarbiz: a quarterly for Jewish Studies 65 (1996) 671-710
– Moshe Idel, “R. Joseph Karo and His Revelations: Or the Apotheosis of the Feminine in Safedian Kabbala”, Working Paper Tikvah Fund, 2010
– David Sclar, “Maggid/Maggidism”, Encyclopedia of the Bible and Its Reception vol. 17, Walter de Gruyter, Berlin/Boston, 2019