Nostalgie du toucher

Enfermé dans son appartement parisien, l’historien, chercheur et écrivain Jean-Christophe Attias relit ses classiques et s’interroge, tout en pédalant sur un vélo d’intérieur, sur ce qui nous touche et sur ce qui nous manque.

© Eitan Vitkon, Soft Kiss, C-Print, Thornes, 100 x 150 cm – www.vitkoneitan.com

28 mars
Sous un couvercle 

Vous vivez sous un couvercle. C’est juste plus ou moins pénible, plus ou moins désagréable. Selon que vous êtes riche ou pas, jeune ou pas, seul ou pas. Selon que vous avez un grand appartement, un libre accès à la lumière et au ciel, un balcon, un jardin, ou pas. Selon que vous avez de l’imagination ou pas. Ne dites pourtant jamais: au fond, c’est supportable, tant que c’est provisoire. 

Une fine pellicule de cendre a recouvert le monde. Il arrive qu’on ne la remarque pas, et pourtant elle est là. Il y a la peur, d’abord, de la souffrance et de la mort, pour vous, pour ceux que vous aimez, pour tous les autres. Il y a cette absence absolue de vie sociale. Toute vie sociale implique le nombre, la proximité et, surtout, le toucher. Il y a enfin cette absence absolue de liberté. Être libre, c’est marcher aussi loin que l’on veut. La liberté intérieure est une fiction: le rêve sans l’horizon de la révolte.

 Alors ne dites jamais: c’est supportable, ça ne va pas durer. Parce que vous pourriez finir par vous dire que c’est normal. Et parce que cela pourrait durer. Riez, jouez, rusez. Mais n’oubliez jamais que survivre n’est pas vivre. Un jour viendra, bien sûr, où il vous semblera renaître. Le jour du premier sourire, de la première embrassade, de la première poignée de main. Mais même alors, ne dites pas: c’est fini, c’est la vie, c’est le retour à la normale. Vous auriez donc oublié qu’avant le confinement, la normale était déjà un scandale? La brise printanière aura dispersé la fine pellicule de cendre. Le couvercle, lui, sera toujours là. Et peut-être plus lourd que jamais. Ce sera le temps de la révolte. 

29 mars 
Toucher
 

Je relisais à l’instant ce passage du chapitre 36 du livre II du Guide des Égarés de Maïmonide (chacun ses classiques): « [Du sens du toucher] Aristote a expressément dit, dans L’Éthique, qu’il est une honte pour nous. Et que c’est bien ce qu’il a dit! et combien il est vrai qu’il est une honte pour nous! Car nous ne le possédons qu’en tant que nous sommes des animaux, comme les autres bêtes brutes, et il ne renferme rien qui s’applique à l’idée d’humanité. »1

Des animaux, il y aurait sûrement beaucoup à dire. Mais je ne dirai rien, ici, qui ne concerne, justement, notre « humanité ». S’il est en effet une chose que nous apprend cette période de confinement, c’est que c’est le toucher qui nous fait ce que nous sommes. Et que nous en priver est justement nous priver d’une part essentielle de notre humanité. Rien de plus humain que l’homme touchant la femme, le Noir touchant le Blanc, le riche touchant le pauvre, le sale touchant le propre, le sain touchant le malade. 

J’entends ici « toucher » en un sens large, quoique non métaphorique. J’entends ici toucher vraiment. Un toucher vrai qui, pourtant, n’implique pas forcément le contact des corps. Juste leur proximité et la simple possibilité de leur contact. Voir, à cet égard, c’est toucher. De même qu’entendre. Mais à la condition de voir et d’entendre vraiment: dans la proximité des corps. D’où l’insatisfaction où nous laissent, irrémédiablement en ce moment, Skype ou le téléphone. 

Privés du toucher qui fait de nous les humains (sociaux) que nous sommes, nous sommes aussi privés des lieux qui rendent ce toucher possible: la rue, le café, le restaurant, l’université, le théâtre, le marché, notre salle à manger, notre salon, notre cuisine… Le confinement fait de nous des « Occidentaux » chimiquement purs: chacun son corps, chacun son espace. Nous nous touchons seulement nous-mêmes en un lieu que nul autre n’est censé pénétrer. Nous nous lavons les mains dans notre salle de bains. Inlassablement. Effaçant de notre corps la trace même microscopique de tout contact accidentel avec le corps de l’autre. 

8 avril 
Pâque en désordre 

En ce soir de Pâque, je me découvre plus religieux que je ne l’ai jamais été. Et plus juif que je ne pensais l’être resté. J’ai besoin de la matérialité du symbole. Le symbole ne me suffit pas. Je préfère creuser l’absence qu’organiser le simulacre. Point de rituel par Skype, pour moi, point de visioseder. Je ne suis pas religieux. Je suis orthodoxe. Et c’est même pour cette raison que ce soir je ne pratiquerai pas. Je ne saurais renoncer à cette sensualité du judaïsme qui, quand j’étais encore un jeune homme fort abstrait, sut me séduire et me convaincre. Voir le soleil, et le bénir, voir la lune, et la bénir, bénir ce que le palais et la langue goûteront, bénir les herbes parfumées que le nez sentira, répondre Amen à la bénédiction entendue, embrasser le livre de la Torah, le porter dans ses bras comme un enfant ou comme une femme… Faire communauté. Exiger la présence. Se toucher, en quelque sens qu’on l’entende. Je suis un orthodoxe en ce que je ne crois pas aux seules communautés imaginaires. Et je peux comprendre (sans bien sûr l’approuver) que tant d’orthodoxes aient si longtemps résisté au confinement. Je ne pourrai pas, ce soir, embrasser mes invités, ni verser du vin dans leur verre, ni les entendre mâcher avec joie notre pain de misère. La cérémonie du Séder démontre le contraire de ce que croient les naïfs. Il ne suffit nullement de raconter l’histoire. Il faut la jouer. Et pour cela il faut une troupe. Il faut l’incarner. Et pour cela il faut des corps. En l’absence des corps, il n’y a point de judaïsme. J’attendrai donc l’année prochaine. Je me préfère juif et mécréant. Plutôt que technophile et ridicule. L’Égypte n’est rien d’autre que cela : la séparation. Pour que les esprits en sortent, il faut que les corps se retrouvent. À l’an prochain, enfin libres. 

25 AVRIL 
Vélo d’intérieur 

Nous ne sommes pas des moines. Nous sommes bien moins que cela. Juste des âmes. Êtres virtuels et presque morts, citoyens sans droits d’un au-delà sans saveur: le confinement. Nous ne pouvons rien. Nous ne goûtons rien. 

C’est sûrement pour cette raison que je l’ai remonté de la cave. Ça n’a pas été facile. Je l’ai trouvé bien lourd. Et je me suis trouvé bien maladroit. Il logeait à peine dans l’ascenseur. J’ai cogné quelques portes, éraflé quelques murs. Et je l’ai déposé lourdement au milieu du salon. 

Tous les matins depuis deux semaines, c’est la même chose. Les moines prient. Je pédale. Je remets le compteur à zéro. Je retrouve mon corps. Je souffre. Je sue. Je m’essouffle. J’ai la vague idée qu’une âme sans corps est condamnée à une vaine errance. Elle ne peut pas penser. Chaque matin, il me semble que retrouvant enfin mon corps, je retrouverai sûrement le fil de ma pensée. Je me trompe. Je suis à chaque fois déçu. Je pense comme lui. Comme mon cheval de fer. Le voyage que je fais ne commence nulle part et ne mène nulle part. Le paysage ne change pas. À l’horizon, il n’y a rien. Il n’y a pas d’horizon. Je lis les journaux, bien sûr, j’écoute la radio, je regarde la télé. Je ne sais pourtant presque plus rien du monde d’hier. Le monde d’aujourd’hui n’est tout simplement pas un monde. Quant à celui de demain, tous en rêvent, tous en parlent, tous imaginent l’inventer. J’en suis bien incapable. 

Je n’ai moi-même jamais prétendu penser le monde. Mais penser dans un monde. Et m’adresser à lui. Le monde me fait défaut. Je sais ce qu’il me manque pour le trouver. Pas seulement un corps. Mais le toucher. Et le toucher d’un autre corps. Je sais désormais que c’est là que naît la pensée. Du contact des corps. 

Je ne suis guère avancé. C’est bien normal. Dans l’au-delà, rien n’avance. La journée passera. La nuit viendra. Et le sommeil. Et j’oublierai en dormant ce qu’au réveil l’animal de fer m’avait appris. Si bien que le matin du lendemain, guère plus sage que la veille, je reprendrai sans but ce voyage sans fin. Une petite heure durant, j’imaginerai avoir un corps. Ce ne sera rien. Ce ne sera rien qu’une illusion. 

J’aurai juste remis le compteur à zéro.

1. Moïse Maïmonide, Le Guide des égarés, traduit de l’arabe par S. Munk, réimpr., Paris, G.-P. Maisonneuve et Larose, 1981, Tome II, p. 285.
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