Un, deux, et…

Dieu créa l’homme à son image, c’est à l’image de Dieu qu’il le créa. Masculin et féminin, il les créa.
Genèse 1,27

© Douglas Gordon, Belongs to…,
2020, gesso and mixed media on canvas, 83.8 x 46.8 x 5 cm, unique
Courtesy of Dvir Gallery, Tel Aviv

Amos Oz disait souvent que le propre d’un fanatique est de ne savoir compter que jusqu’à un. Le fanatique est toujours l’homme passionné d’unité qui veut à tout prix convaincre le monde, par la force s’il le faut, qu’il n’existe qu’une vérité, un dogme, un livre, une interprétation possible, ou une tradition légitime. L’unité est toujours le chiffre de celui qui ne fait aucune place à l’autre dans son monde.

Mais le un n’est pas que cela… Il est aussi, évidemment, le chiffre du divin, la mathématique du transcendant, qui se tient au-dessus de tout compte. Cette notion d’unité divine est le cœur de la plus célèbre prière juive : Shema Yisrael, Adonai Elohenou, Adonai ehad, « Écoute Israel, l’Éternel notre Dieu, l’Éternel est un ».

Chaque jour de leur vie, les Juifs énoncent l’unité du divin. Ils répètent le un du monde en l’énonçant matin et soir, c’est-à-dire en le disant deux fois par jour. Le un se dit deux fois : étrange paradoxe.

La Genèse débute d’ailleurs par une autre ambiguïté, sous la forme d’un énoncé surprenant. Au commencement du monde, au sixième jour de la création, l’Éternel crée Adam l’humain « à son image ». Si Dieu est un, c’est donc que l’humain l’est aussi. Pas si simple, suggère la suite du verset, où on lit : l’homme est créé zakhar ou nekeva, « masculin et féminin ».

L’homme ressemble au Dieu un et s’y relie en étant deux, en portant en lui deux états, deux genres, deux façons d’être au monde. Le un semble raconter le deux, ou l’inverse. C’est à n’y plus rien comprendre !

Et ce jonglage entre l’unique et le pluriel, l’uni et le désuni, est au cœur du judaïsme et se décline en chacun de ses temps et de ses rites de façon subtile.

Dieu révèle sa loi une au Mont Sinai, sous la forme de deux Torah, orale et écrite.

Moïse l’offre ensuite au peuple uni sous la forme de deux tables.

Il brise les premières puis les écrit une seconde fois.

Le Temple, lieu de la résidence du un, est finalement détruit deux fois.

Et chaque rite ou temps sacré du calendrier ou de la liturgie réitère cette idée d’un deux comme condition d’accès au un, une séparation nécessaire à la création, une rupture qui permet l’unité.

La Genèse raconte la création d’un monde en six jours par une succession de séparations et de ruptures. L’Éternel sépare les eaux d’en-haut de celles d’en-bas, la lumière des ténèbres, les animaux les uns des autres, etc. etc. Rien ne se crée dans l’unité et la fusion mais toujours dans une séparation qui témoigne d’une unité originelle.

Et encore et toujours, les rites rejouent la coupure, et la conscience d’une unité impossible dans ce monde. Il faut séparer le temps sacré du temps profane, shabbat du reste de la semaine, la laine du lin, le lait de la viande, le cohen du non-cohen, le bébé de son prépuce, etc.

Mais pour quoi faire ? Les kabbalistes le formulent ainsi :

À chaque geste rituel de séparation est en jeu, ni plus ni moins, la consolidation de l’unité du divin dans le monde. Les Juifs, aussi paradoxal que cela puisse sembler, croient que c’est la capacité humaine à distinguer qui est le plus puissant témoignage de l’unité du divin. Car s’y crée une conscience de l’autre : de l’autre monde, de l’autre temps, de l’autre état, de l’autre Homme face à soi, du grand Autre Créateur qu’est l’Éternel.

Au contraire, quand l’humanité croit qu’elle peut faire un avec elle-même, c’est-à-dire au final, qu’elle peut faire sans l’autre, alors elle plonge dans la violence et profane réellement le divin. Il n’est pas de meilleure illustration de cela que le récit de la tour de Babel.

Au chapitre 11 de la Genèse nous est décrite une humanité qui ne parle « qu’une seule langue », et ne dit « qu’une seule parole ». Ces passionnés du un entreprennent alors de construire une tour solitaire qui joindrait la terre au ciel, et ferait un pont avec le un divin au-delà de notre monde.

L’entreprise de Babel donne naissance au totalitarisme, sous les traits masqués d’une quête d’universel, et s’achève dans la violence, et la destruction. Dans le projet humain de faire un, naît toujours l’oubli de l’autre, et surgit la menace fanatique.

Le salut dépend alors du retour au deux, trois et davantage : à Babel naît le plurilinguisme, et la nécessaire dispersion des hommes, condition de leur salut. L’épisode nous enseigne que nul n’atteint le un en faisant un. Qu’on ne peut aspirer à l’unité et l’unification que dans la conscience qu’il y a dans ce monde de l’autre, c’est-à-dire du deux.

Cette conscience renvoie à la toute première d’entre elles, celle qui modèle toutes les autres et que nous avons déjà citée : au sixième jour de la création, l’humain est créé un, et à la fois zakhar et nekeva, masculin et féminin.

Dans de nombreuses Bibles, ces termes sont traduits à tort par « homme et femme ». Traduction erronée et simplificatrice qui a maintes fois été utilisée par ceux qui cherchent à conforter à tout prix l’idée d’une complémentarité homme-femme inscrite dans le projet divin, ou à dénoncer l’homosexualité comme une menace civilisationnelle.

Les choses ne sont pas aussi simples et il suffit d’être plus fidèle à l’hébreu pour le percevoir. Dans cette langue, « homme » et « femme » se disent ish et isha… Le sens de zakhar et nekeva est bien plus subtil et complexe.

Zakhar énonce en hébreu à la fois la capacité à se souvenir (cette racine a donné notamment les mots zakhor, yizkor…)… et aussi la force d’ensemencement dans le monde, la capacité à planter des graines, d’où, par extension, la notion de masculin.

Nekeva au contraire vient d’une racine qui signifie « percer », « oblitérer », ou « faire un trou » : un trou dans la matière ou dans la mémoire, qu’importe. Ce concept a à voir avec l’incomplétude, avec ce qui n’est ni achevé, ni obturé… et, par extension, désigne le féminin.

Quand la Genèse énonce que l’humanité est créée par Dieu, zakhar ou nekeva, elle dit tout autant que l’humain est masculin et féminin, mémoire et trou de mémoire, complet et incomplet, à la fois plein et inachevé.

Et l’unité du monde et de Dieu se manifeste, dès lors, dans cette conscience du ceci et cela, de l’un et de l’autre, des deux genres qui cohabitent dans le monde et en chacun de nous.

Et nous y voilà, le mot qui fâche est lâché… celui-là même qui fait couler tant d’encre et déchaîne les passions. Certains cherchent à faire du « genre » une théorie politique, l’évidence d’une rupture nécessaire avec le un biologique, ou la menace d’une idéologie totalitaire prête à détruire notre civilisation.

Mais la Bible et la mystique juive disposent d’arguments plus subtils, capables de pacifier un peu les débats. La tradition juive n’a pas de problème avec l’idée de genre, c’est-à-dire la possibilité de ne pas être « que » son sexe de naissance, puisqu’à l’image du Dieu un, l’humanité, homme et femme, porte en elle zakhar et nekeva, un au-delà de son sexe.

Simultanément, la tradition met en garde contre toute illusion d’unité qui annihilerait dans le monde la place faite à un autre, à commencer par la tentation de la neutralité, d’un non-binarisme qui ferait de chacun de nous « ni l’un, ni l’autre ».

Comment le traduire en termes plus concrets ?

Rien ne se crée sans séparation… mais celles-ci sont plus complexes et subtiles que la simple différence des sexes.

Il existe chez les hommes et chez les femmes, chez eux deux, du masculin et du féminin, de la puissance d’ensemencement et du creux, du plein et du vide, du souvenir et de l’amnésie, de telle sorte qu’ils puissent dans cet entre-deux, témoigner de l’unité du divin.

Mais dire que l’on n’est pas que l’un ou l’autre ne revient pas à dire que l’on est ni l’un ni l’autre. Car alors, Babel et sa tour menacent à nouveau. Si je n’ai plus conscience d’un autre en moi ou face à moi, je deviens le tout du monde. Et je risque bien de ne plus faire à l’autre aucune place, de ne parler qu’une seule langue… celle du fanatisme.