Le saute-mouton des générations

Des grands-parents et de leurs petits-enfants

© SDay

J’ignore ce qu’on cherche lorsqu’on fouille ses origines. J’ignore ce qu’on en attend. Des excuses ? Une lignée ? De la fierté ? Des réponses ? Honnêtement, je l’ignore. Ce que je n’ignore pas, du moins empiriquement, c’est que nous sommes nombreux à chercher, plus nombreux, en tout cas je le crois, que ceux qui cherchent à cacher leurs origines. Il est une sorte d’adolescence des générations qui fait que parents et enfants se méfient pas mal les uns des autres dans ces histoires d’origines. Les parents savent qu’il est des choses qu’ils préfèrent ne pas dire. Les enfants savent qu’il est des choses qu’ils préfèrent ne pas entendre. Mais les générations aiment à jouer à saute-mouton. On ne dit pas à ses enfants ce qu’on dira à ses petits-enfants. On ne veut pas entendre de ses parents ce qu’on appelle de ses grands-parents.

Il était une fois, il n’était pas loin, nous nous retrouvons tous deux, ma femme et moi, à dîner au restaurant avec mes grands-parents maternels. Je crois bien que c’est la dernière fois qu’ils sont partis en vacances loin de chez eux, la dernière fois qu’ils ne se sont pas sentis « trop vieux pour ça ». L’air est frais, juste ce qu’il faut sur cette terrasse des Côtes d’Armor, il fera nuit tard, l’ambiance est douce et le repas ni trop ni trop peu. Nous papotons, des enfants, les nôtres, leurs arrière-petits-enfants, de la vie, un peu de politique, juste assez pour ne pas se fâcher. Il n’y a pas de temps morts, la conversation est joviale, et pourtant, pourtant, c’est le moment que choisit Grand-Papa, mon grand-père, pour parler à ma femme, même pas à moi, non, à la mère de nos enfants. Il parle encore et encore, il parle de la guerre, il raconte toutes ces choses qu’il n’a jamais dites à ma mère ni son frère, ou pas comme ça en tout cas ; il se raconte, ses fiertés, ses lâchetés, ce temps ignoble et dégueulasse où pourtant il a vécu. L’ingénieur alsacien rigoureux et (presque) austère, l’infaillible, le cartésien, le latiniste, le matheux, explose de souvenirs, de récits, d’émotions, de retransmissions affectives ou stoïques d’un monde de chiens, de moins que rien, qui ne fut jamais le nôtre. Il s’épand sur elle, il transmet, il offre et ne demande rien sauf l’oreille des générations. Il ne s’excuse pas mais sans doute s’absout-il. Ma grand-mère, sa femme, abandonne vite la pudeur qui habituellement la tient et ses vaines tentatives de le faire sinon taire, du moins modérer. Ma grand-mère en fait jubile de l’entendre ne pas se taire. Je ne crois pas qu’il l’avait anticipé, je ne crois pas qu’il se l’était répété, je ne crois même pas qu’il y avait simplement pensé mais, à cet instant, en ce lieu, sans trop se demander son avis ni le nôtre non plus, il donne son récit, sombre et ambigu, sordide et optimiste.

Il était une fois, une autre, il n’était pas loin non plus, nous nous retrouvons tous deux, ma femme et moi, dans le petit appartement des hauteurs de Haïfa des parents de ma belle-mère. À son habitude, Savta (la grand-mère de ma femme) virevolte, rit, joue, tente un tour de magie raté ponctué d’un sonore Hocus Pocus, son cri de guerre. Elle et son mari, appelons-le Saba, ne parlent qu’allemand entre eux, et leur hébreu sonne l’Orient européen, eux qui ne parlaient que le Hochdeutsch; mais, en public, leur hébreu mâtiné de haut-allemand ressemble furieusement, à rebours, à cette farce essentielle et radicale qu’on appelle yiddish et qu’ils n’ont jamais pratiquée. Saba laisse les femmes, la sienne et la mienne, et décide de me parler dans une langue improbable bricolée d’hébreu, d’allemand, d’anglais et des rares expressions françaises qu’il sait (et qui souvent sont plutôt de l’italien). Il parle, il me parle en fait, de lui, de Berlin, de la fuite en 1933 qui sonnait pour lui comme une aventure, de la démence de partir du pays le plus civilisé du monde d’alors pour un bourbier de marécages et de malaria semi-désertique sans culture ni saucisson. De la folie absolue qui fut la sienne, la leur, et du fait aussi que seuls les fous vivent encore pour parler de ceux qui ne l’étaient pas, fous. Il me parle de la Hagana, de sa voiture noire, de ce pli si secret et important qu’il doit conduire à la mairie de Haïfa juste avant la mi-mai 1948, de la déclaration d’indépendance qui sera lue publiquement, grâce à lui, aux Juifs de Haïfa juste après que Ben Gurion l’eut prononcée. Il farfouille, trouve un passeport, un sauf-conduit, des paperasses à me montrer, pour appuyer. Il me parle de son nom qu’on a coupé, circoncis, pour qu’il devienne vraiment juif, ou vraiment israélien, il ne sait plus bien. Et lui non plus, je crois, n’avait rien anticipé de cette transmission, elle lui est advenue autant qu’à moi, père de ses arrière-petits-enfants.

Que firent-ils, ces deux grands-pères si germaniques, lorsqu’ils abandonnèrent leur jansénisme ostensible pour nous parler un peu malgré eux, un peu malgré nous, que cherchèrent-ils, sinon à nous instruire, dans une forme d’urgence, de nos origines, d’une part d’elles au moins, de ce qui nous fait aussi, de ce qui nous fait avec, de ce qui nous fait après ? Ces deux hommes-là ne se sont jamais rencontrés pour de vrai. Ils se sont pourtant, et cela ne m’est pas anodin, liés, à peu près au même moment, par ces transmissions compulsives et dramatiques, drôles et fondatrices. Ils ont toujours demandé avec un intérêt sincère des nouvelles l’un de l’autre, comme s’ils avaient été amis un jour ou qu’il leur en souvenait encore, comme s’ils comptaient l’un pour l’autre. Et lorsque Saba mourut, il nous sembla que Grand-Papa et Grand-Maman en furent alourdis.

En juillet dernier, quand Savta jeta l’éponge et s’en alla enfin* rejoindre son ami de si longtemps, une de nos premières pensées fut pour Grand-Papa et Grand-Maman : « Il ne faut pas leur dire, pas comme ça en tout cas ». De quoi avions-nous peur alors ? Que la mort des uns entraîne celle des autres ? Peut-être. Que la transmission ne fasse place au silence ? Plus sûrement encore. Ils l’ont su, bien sûr, puisqu’ils demandèrent dès notre arrivée des nouvelles de Savta. Et lorsque ma femme leur annonça qu’il n’y avait plus de Savta, nous pûmes lire dans leurs yeux et dans leur silence une forme de résignation sourde, d’empathie jalouse, de maudissement du sort, et y voir fleurir une tristesse aussi.

Savta avait partagé avec nos enfants sa passion des coquillages de la Méditerranée, et c’est en Atlantique que nous avons dit, avec ses arrière-petits-enfants, un kaddish en jetant des coquillages dans l’eau comme un tashlikh pour conjurer sa mort. Mes grands-parents, je le sais, ont marqué son absence alors avec leurs mots, leurs rites, leurs pensées. Parce que ce qui les unissait, Savta, Saba, Grand-Maman et Grand-Papa, en plus de la guerre et de l’ennemi commun, en plus de l’allemand, en plus du temps, c’était aussi d’être les origines de ceux qui nous viennent.

Ironiquement, lorsque nous allumâmes une bougie du souvenir, une lumière de sept jours, pour Savta, la photo qui trônait derrière la flamme était un cliché posé, de la fin des années deux mille. En plein soleil, Saba et Savta y souriaient à pleins dentiers derrière les pierres tombales gravées à leurs noms qu’ils venaient de s’offrir, côte à côte, grâce à leur statut d’anciens de la Hagana, dans le cimetière qui occupe le bas du Mont Carmel, au-dessus de la plage Dado. Un improbable et si punk « Qu’importe la fin, nous aurons été là ! » tout en dérision, tout en allemand, tout en transmission.

לזכר של סבתא רות וסבא חנן

* Quelques semaines avant sa mort, Savta appela son fils un matin pour lui raconter : « Cette nuit je suis morte, enfin. Arrivée devant Dieu, je me mis à lui parler, lorsqu’il m’interrompit : ‘Mais pourquoi diable me parles-tu en allemand ? Ne sais-tu pas l’hébreu ? Va, retourne sur Terre et tu reviendras quand tu pourras me parler en hébreu.’ »
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