Au commencement était le verbe

L’an prochain vers les autres

© Oded Balilty, Front (Jaffa), 2017, Archival Pigment Print, 200 x 145 cm Courtesy: Zemack Contemporary Art, Tel Aviv

“Tu es juive, ne le dis à personne”, m’avait répété ma grand-mère.
Pourtant, enfant, puis toute jeune fille, elle avait vécu sans histoires avec ses voisins musulmans, parlait l’arabe, aimait sa ville de pêche, se mélangeait. Seulement, parce qu’en grandissant elle avait vu, entendu, ou qu’on lui avait raconté, des paroles rapportées, des menaces, des massacres, tous commis sur ceux qui comme elle étaient nés juifs, elle avait nourri une angoisse qu’elle, ou ses enfants, puissent un jour pâtir de cette identité en devenant à leur tour des victimes d’un antisémitisme. Pour cette raison, elle ne retournera sans doute jamais dans le pays où elle est née. Elle ne demandera pas non plus du pain noir aux marocains du marché de Noailles, de crainte que son accent ne la trahisse.

Petite, ma mère m’avait également intimé cette consigne. Comme dans toute famille juive, cette peur était transgénérationnelle. Chaque aîné se fait l’écho d’une mémoire traumatique collective en enseignant aux plus jeunes ce que cela signifie d’être juif et quelle responsabilité ces derniers doivent porter : travailler dur pour s’assimiler, si possible gagner de l’argent pour trouver de la sécurité et de la liberté, ne pas faire de vague, surtout ne pas se plaindre au risque de nous voir accusés de nous victimiser, ne pas vraiment en parler, regarder devant et toujours avancer.

Mais le monde a changé.

Si je porte moi aussi ce stigmate de l’inquiétude, il confine pour ma part davantage à la colère qu’à la psychose. Rarement je parle du fait d’être juive mais, si j’admire éperdument les valeurs qui m’ont été transmises, je crois que le mutisme dans lequel nous avons grandi nous enferme, nous dessert. Finalement, à force d’avoir voulu rester discrets, nous avons laissé la parole à d’autres pour parler de nous qui, souvent, servent au monde les topoï de l’antisémitisme et les propagent sans même parfois s’en rendre compte, ou en profitent pour nous effacer et ainsi diminuer notre propre vécu.

Aussi, à mesure que mes convictions se sont forgées, devenant notamment des luttes féministes, queer et antiraciste, je fus péniblement étonnée que dans mes propres cercles le combat contre l’antisémitisme soit au mieux minimisé, au pire invisibilisé. Que si j’allais manifester pour l’égalité des droits ou contre l’injustice toujours accompagnée de proches de toutes les origines ethniques, de toutes les religions, de toutes les orientations sexuelles, ce n’est qu’avec d’autres Juifs que je me rendais aux marches blanches commémoratives des meurtres perpétrés contre des citoyens français, juifs, et aux rassemblements contre l’antisémitisme. Ce dernier n’est jamais mentionné par mes amis antiracistes, ou seulement du bout des lèvres lorsqu’ils s’y sentent obligés – ces derniers sont pourtant heureux de se targuer d’être de toutes les luttes.

C’est ainsi qu’au regard de l’intersectionnalité de mon identité, j’ai constaté que le risque d’entrer dans une compétition victimaire était hors de propos : ma judéité est en réalité inconsciemment assimilée à la marque d’un privilège, ou le signe que j’appartiens au fond à une catégorie d’oppresseur. Or, comment une communauté comptant pour moins d’un pour cent de la population mondiale peut-elle être considérée comme une catégorie dominante ? Et comment la discrimination millénaire dont souffre celle-ci parvient-elle à être à ce point déniée ?

Il nous faut peut-être réadapter notre rapport au vivre-ensemble car, trop occupés à nous taire comme on nous l’a appris ou parce que nous avons fait l’expérience désagréable de voir notre parole sanctionnée, la perpétration du relativisme ou l’euphémisation de notre Réel, a continué, sans nous. À cet égard, et même si le pari est pascalien, il est urgent de nous réinvestir dans le combat contre l’antisémitisme en parlant de nous : en partageant, en expliquant, en éduquant nos proches non juifs qui pourront, à leur tour, sensibiliser les leurs.

Il m’apparaît donc urgent de ne plus laisser la question de ce qu’est être juif ni aux politiques qui l’instrumentalisent, ni aux antisémites qui la tronquent, ni à ceux qui se réinventent experts chaque semaine au gré des évènements et qui, pour quelque gloriole, attisent la haine selon le sens du vent qui leur convient le mieux.

Il nous faut prendre la parole et nous mobiliser pour que l’antisémitisme ne soit plus seulement l’affaire des Juifs mais, au même titre que le racisme, un enjeu pour tous.