Betsalel, divin artiste

Betsalel, בצלאל ,littéralement « À l’ombre de Dieu», architecte en chef du Tabernacle, symbolise l’artiste par excellence dans la Torah. Audrey Msellati s’empare de ce personnage emblématique pour imaginer une tranche de sa vie d’artiste.

© Susie Vickerywww.susievickery.com

« BETSALEL? »
« BETSSSSALEEEL… »
« BETSALEL…! »,

lui susurre une voix enjouée et taquine. Lui n’entend pas, il n’écoute pas. Un pli, droit comme un i entre ses deux sourcils, indique qu’il n’est pas là. Il crée. Il façonne. Il imagine en découpant le bois d’un geste vif, il cherche une beauté qu’il ne voit que dans son esprit. C’est à elle qu’il parle, il la chasse entre deux copeaux qui tombent.

« Bestsalel ! » – s’agite la voix. Le pli du front s’estompe quand ses sourcils s’arquent au plus haut. La main s’arrête, laissant la poussière de l’ouvrage se poser au sol. Il lève la tête, cherche la voix du regard, ne la trouve pas…
« Betsalel, sors donc de tes travaux un instant pour l’amour de Dieu! car Dieu t’a choisi. C’est à toi, fils d’Uri, fils de Hur, de la tribu de Juda, qu’il incombe de construire sa demeure parmi les vivants. Le Tabernacle, le Saint des Saints… Vie de palace pour l’Éternel, tu es son serviteur, son maître d’Autel ! À toi! » s’esclaffe la voix. Elle rit dans ses intonations précipitées, elle ajoute, goguenarde: « Moïse a dit… Attends, il a dit… que je me souvienne bien… Il a dit que Dieu t’avait donné de l’intelligence et de la sagesse, toi l’habile! le valeureux à l’œuvre, capable de toutes les inventions, de toutes les ingéniosités! Tes mains rugueuses, emplies de corne, striées de tant d’efforts, esclaves de ton imagination que tu ne prêtes qu’à la matière, ne se seront donc pas abîmées vainement! » – presque moqueuse, elle lui demande « Tu es content? Dis? ».

Betsalel ne répond pas, il souffle sa lampe et se couche, comme ça. Sur le côté. Un nouveau pli entre ses yeux clos. En rêve, il se voit tailler l’or et le bronze, coudre la flanelle et le cachemire, teindre et tendre les peaux. Il cisaille, il agrémente, et répète ses gestes précis. Il dort, paisible, il n’est pas là. Il est déjà à l’ouvrage.

En se réveillant ce matin-là, Betsalel fit comme tous les autres matins. Mais ses sourcils étaient déjà froncés et le pli toujours là. Son nom signifie « à l’ombre de Dieu », ça il le sait bien. Mais, dans son sommeil, il comprit enfin pourquoi. Il est le logos du divin, lui qui pensait n’être qu’un artisan. Doué, certes, plus à l’aise avec les arts et ses mains, que ses mots et les gens. Il était l’interprète de la beauté, consciencieux, il lui était fidèle et tout entier dévoué. Jusqu’à ce jour où le créateur même de toute beauté l’a reconnu comme son traducteur, son passeur… son Architecte. Bien sûr, il aura de l’aide – celle d’Oholiab, et celle des autres. Mais il a été appelé, cité, dénommé, par l’essence même de ce qu’il a toujours cherché: l’esthétisme le plus pur, le transcendant.

Il ne taillera plus en pièces le tissu ou les pierres, pas même ses ennemis ou ses offrandes, lui, Betsalel, taillera l’espace. C’est à lui que revient la charge de désigner le sacré du commun, le divin du vide. Il devra rendre sensible l’invisible lui dont la vie était dédiée à l’ornement et à la transmission de ce savoir. Il sera l’ombre et la lance de Dieu, car il doit désormais traduire dans l’absence sa volonté et sa gloire. Il lui faut construire le Tabernacle où le suprême pourra s’incarner, reposer et veiller sur les hommes.

Betsalel, une labiale, une dentale, une sifflante – trois voyelles: d’abord le but, la résistance du doute dans la réflexion, puis… l’action. C’est un homme sobre et réfléchi, dont l’aise ne se traduit que dans sa mise en mouvement lorsqu’il coupe, rabote, cisèle, poli, sculpte, brode, enduit, épure… Heureusement, Dieu a donné ses instructions: il le guide. Alors, seulement alors, Betsalel se met au travail. Jamais au prix de l’exaltation, jamais au prix du zèle, humble, il encadre ses camarades de fortune, eux aussi touchés d’habileté, les instruit, les corrige, et ensemble ils créent la Tente d’Assignation. Ensemble, ils coupent, rabotent, cisèlent, polissent, sculptent, brodent, enduisent, épurent. Dix coudées à gauche, dix coudées à droite: ils lèvent les voiles un à un, harnachés d’anneaux d’argent. Le dessin du néant doit être mûrement pensé, tout doit être compté. La tête de Betsalel ne connaît plus de répit car il est devenu le Premier enseignant, le maître d’œuvre et d’ouvrage de la demeure sacrée. Et c’est grâce à lui, et par lui, que ses descendants connaîtront à leur tour la technique, et sauront tailler, créer, et faire. Car ces facultés sont inscrites dans l’Exode, le livre civilisateur qui érige ainsi l’artisanat au rang de règle et d’art: au rang même de ce qui nous permet à nous, humains, de survivre, de faire société, de nous sédentariser. Sans technique, aucune manifestation du seul esprit ne serait possible, l’une étant la prémisse de l’autre, sa matrice.

Betsalel est devenu Prométhée par un don divin, il fait mythe. Ce pauvre tailleur-là est devenu en une parole le symbole même de la capacité humaine à transcender et à chercher cette transcendance, à matérialiser dans l’espace un Monde. Il est la connaissance même par laquelle nous autres pouvons lui succéder. Lui est mort, et l’humanité continue de construire ailleurs, dans la seule inquiétude de nous perpétuer. Depuis Betsalel, nous ne sommes que des héritiers de son savoir-faire. À ériger des tours d’ivoire, de verre et de Babel, à pointer vers l’infini, comme une incroyable épopée de notre civilisation depuis le désert, depuis cette nuit-là où le pli du front de Betsalel ne l’aura plus quitté, depuis la construction de cette Tente de la Rencontre. Celle-ci qui achève de nous rendre nomades dans nos propres vies, dans un temps, un espace, une histoire, et des questionnements, infinis.