ce qu’il y a sur la route

L’an prochain à Cordoba

© Anna Mirkin, It was the first time I said it, 2020 – https://annamirkin.com

J’ai toujours adoré mon grand-père Aissa : il avait toutes les qualités comme, je pense, tous les grands-pères : il était grand, il était fort, il était sage. La mythologie familiale raconte qu’il serait venu à pied de son Rif natal, dans le nord-est du Maroc, jusqu’à Tanger, la nuit pour échapper aux soldats français. C’était un héros, mon grand-père Aissa, mais malgré toutes ses qualités, il y avait une chose que je n’aimais pas chez lui : cette manie qu’il avait de vouloir repartir dans la seconde dès qu’on arrivait quelque part. Il disait « Ce qui compte, ce n’est pas la destination, mais le chemin ».

C’est fou, alors que pour moi, il n’y avait jamais eu de but plus noble que l’arrivée, rien de plus important que l’objectif final… jusqu’au jour où j’ai découvert Cordoba.

En tant que fils d’immigré marocain, les sept lettres qui composent le nom de cette ville andalouse font partie de ma vie. Tous les ans, nous allions au Maroc avec nos parents pour « renouer avec nos origines », c’était un long voyage, dangereux à l’époque et dont certains ne revenaient jamais. Il fallait traverser la France, l’Espagne du nord au sud, traverser un détroit pour gagner le privilège de fouler le sable du Royaume aux mille royaumes.

Et c’est presque arrivé au bout du périple, après avoir compté tous les panneaux en forme de taureaux qui s’affichaient sur les plaines andalouses, qu’apparaissait enfin devant nos yeux un panneau magique :  « Cordoba ».

Nous savions qu’une fois ce panneau aperçu, il ne nous restait que deux heures pour arriver au port et que le voyage touchait à sa fin. Mon père nous parlait de cette ville qu’il avait visitée quand il était adolescent et nous proposait même de s’arrêter pour une petite visite, mais il en était hors de question. Nous voulions arriver au Maroc et ce qui comptait c’était l’objectif final et pas ce qu’on pouvait trouver sur le chemin. Cordoba est ainsi restée, à mes yeux et aux yeux de milliers d’immigrés marocains, un simple panneau qui indiquait la proximité de notre délivrance.

Rien d’autre, un misérable panneau, sept lettres, rien de plus…

Jusqu’à ce jour où, à 38 ans, j’ai voulu voir ce qu’il y avait de l’autre côté du panneau. Je suis arrivé à Cordoba sans trop savoir à quoi m’attendre. Je savais juste qu’il fallait que je m’y arrête, au moins une fois dans ma vie. Mon ambition, ma terre promise avait toujours été le Maroc, comme Israël avait été vouée à Moïse, mais si, pour une fois, je n’y allais pas.

Si, pour une fois, je m’arrêtais en chemin, si pour une fois je comprenais que la promesse de l’Éternel ne servait qu’à me faire avancer et que la promesse était dans ce que j’allais trouver en chemin.

Si la promesse n’était qu’un moteur, la destination qu’une excuse, l’arrivée qu’une chimère…

Toutes ces pensées s’entrechoquaient dans ma tête lorsque j’arrivai sur le pont romain face à la ville de Cordoba. J’ai d’abord été frappé par ses murailles qui, au lieu d’effrayer et de rejeter l’étranger, l’accueillaient comme des bras chaleureux et solides. Passé le mur, je découvris la Mezquita, le bâtiment le plus bâtard de l’histoire de l’humanité : une église construite dans une mosquée elle-même bâtie sur un temple. Un crucifix niché dans un mihrab orienté vers La Mecque. Était-ce un blasphème ? Où était-ce tout simplement une image de ce que nous sommes : une addition d’histoires et de civilisations, impossibles à démêler.

Je sortis de ce lieu pour me promener dans la ruelle qui le borde et le protège : la Juderia. Un quartier juif qui entoure une mosquée : cette ville me confirme que Dieu a de l’humour. À Jérusalem, des juifs lui parlent face à un mur porteur d’une esplanade où d’autres lui parlent, dans une autre langue.

Yair haklai, CC BY-SA 3.0 via Wikimedia Commons

C’est là, perdu dans mes réflexions sur la langue préférée de Dieu, que je me retrouve face à une statue. Un homme, coiffé d’un turban et portant un coran dans ses mains, trône face à moi. Il a l’air majestueux, respecté et respectable et semble regarder l’horizon.

C’est en lisant la plaque sur le marbre que je découvre que cet arabe enturbanné ne porte pas un Coran entre ses mains, mais une Torah. Cet homme est juif, il s’appelle Moise Maïmonide.

Est-ce qu’il est juif ou est-ce qu’il est arabe ? Dans quel camp dois-je le placer ? J’entre dans la casa de Sefarad pour poser mes questions.

L’étranger est celui qui regarde toujours l’horizon, sa terre promise

La casa de Sefarad où, à mon arrivée, la visite d’une synagogue est organisée, et donc, je suis le mouvement.

J’entre dans une synagogue où tout est écrit… en arabe. On dirait une mosquée !

Je savais que Dieu avait de l’humour, mais là c’est carrément un spectacle de stand-up qu’Il me propose.

Juif, arabe, je ne comprends plus rien ! Et comme le guide a eu une envie soudaine de prolonger ma perplexité, il m’offrit un petit livret explicatif dans lequel je découvris que l’œuvre phare de Maïmonide a été écrite en « judéo-arabe » (ça existe ça ?) et qu’elle s’appelle « le guide des égarés » ou plus précisément « guide des perplexes » !

Heu… Dieu ? C’est plus de l’humour, là, c’est une émission à sketch !

Vous en voulez encore ? allons-y : cet homme chassé de sa terre, l’Andalousie, s’est retrouvé au Maghreb puis en Égypte, a été secrétaire de Saladin, a influencé de manière considérable le monde arabo-musulman, etc.

Comme Averroès – avant ou après lui, on ne le saura jamais et ça donne encore une raison de s’engueuler, tiens… – il mit la raison sur le même pied d’égalité que la foi.

Sans raison, la foi est aveugle et sans foi, la raison est perdue.

C’est tout ça qui était caché à Cordoba, derrière un panneau qui ne me servait, jusque-là, qu’à indiquer mon arrivée prochaine à la terre promise.

Et si…

Et si ce n’était pas la terre promise le plus important, mais ce qu’il y avait sur la route

Dieu a promis le Jourdain à Moise, mais c’est dans le désert qu’il s’est accompli avant d’y disparaître.

Dieu a promis la vie à Jésus, mais c’est sur une croix qu’il s’est accompli avant d’y disparaître.

Dieu a promis La Mecque à Muhammad, mais c’est à Médine qu’il s’est accompli avant d’y disparaître.

Dieu promet beaucoup finalement et, soit il ne respecte pas ses promesses, bien qu’il ne soit pas élu au suffrage universel et qu’il pourrait donc s’exonérer d’engagement, soit la promesse n’est que le moteur qui nous oblige à prendre la route…

à commencer une odyssée au-delà de nous-même

à voir l’ailleurs, car c’est dans l’ailleurs qu’Il se trouve… peut-être.

Car tant qu’on est sur la route, que cette terre promise n’est pas atteinte, on reste un étranger, loin de chez lui et on ne peut oublier ainsi qu’on a nous-mêmes été « étrangers en terre d’Égypte ».

Car l’étranger est celui qui n’oublie jamais d’où il vient et qui ne sait pas trop où il va, mais qui regarde toujours l’horizon, sa terre promise.

Comme la statue de Maïmonide.

Et si c’était ça, notre terre promise : l’horizon !

Un lieu où on n’arrive jamais, qui existe, qu’on voit qui se déplace pour que nous restions en mouvement.

Si la route pour aller au Maroc n’était qu’une excuse, un moteur, pour que je passe par Cordoba.

Pour que je découvre tout ça.

Pour que j’apprenne que mon origine est ici, plutôt que là-bas.

Et c’est pour tout cela que je rêve, que je me prends à chanter :

« L’an prochain à Cordoba »