Nouveau numéro de Tenou’a: La fabrique des chefs

L’édito de la rédaction du numéro 187 de Tenou’a: “La fabrique des chefs”

DAYÉNOU – CELA NOUS AURAIT SUFFI
L’édito de la rédaction

Lorsque nous avons choisi de consacrer ce numéro à nos chefs, nos leaders, nous imaginions la perspective de l’élection présidentielle qui s’annonce. Inquiets, c’est sûr, tant ce n’est plus seulement une figure d’extrême-droite qui menaçait, mais deux au moins, dont une portait un nom « bien de chez nous ». Nous avons fait comme tout le monde et voulu nous persuader qu’il n’avait rien à voir avec nous mais, si nous voulions être honnêtes, il fallait bien reconnaître que ce judaïsme que nous chérissons comptait aussi parmi ses enfants ce Zemmour dont Serge Klarsfeld nous dit ici que son attaque « fait penser à l’hitlérisme ». Glauque, c’est certain, c’était assez, non ? Dayénou.

Mais il ne suffisait pas que l’extrême-droite même divisée fût plus forte que jamais ni qu’elle renouât jusqu’avec le plus abject négationnisme ou des formulations qu’apparemment aussi la justice de notre pays entend comme des « provocations à la haine », ces mots qui arment les bras qui tuent, il fallait aussi que la guerre gronde dans le pas des portes de l’Europe. Deux ans de pandémie et la menace d’une guerre mondiale, c’était assez, non ? Dayénou.

Que le bruit des bottes et les chenilles des chars aient effacé de nos angoisses l’affaissement climatique et le gouffre sans fond que nous creusons pour mieux engloutir les ressources et les espèces qui font la vie de cette planète, cela était en soi une douleur. C’était sans compter que l’homme du Kremlin allait « s’y croire », comme explique la psychanalyste Judith Toledano-Weinberg dans ces pages. Ce n’étaient plus des bruits, c’était du shrapnel affûté et sale comme il faut pour détruire et endolorir. La guerre encore, en Europe, c’était assez, non ? Dayénou.

Et les autres regardaient sidérés, nos chefs dont nous voulions parler ici, se demandaient, perplexes, comment diable jouer aux échecs avec ce néo-tsar bien décidé à manger les pions et les fous et les cavaliers. L’ONU, l’OTAN, l’UE, les USA, tous ces trucs rassurants montraient leur impuissance à agir concrètement – puisqu’il n’était question, et on peut l’entendre, ni d’envoyer « nos enfants » combattre au sol, ni de se priver des ressources russes qui réchauffent nos maisons et font rouler nos voitures ; comme ils avaient été vains lorsque la même Russie du même Poutine avait « réglé » le sort de la Crimée, de l’Ossétie-du-Sud, du Haut-Karabagh ou de la Ciscaucasie. Ressentir la frustration de Daladier de retour des accords de Munich : « Malheureux, s’ils savaient ce qu’ils applaudissent », perdre la réassurance du parapluie du mieux-disant international, c’était assez, non ? Dayénou.

Il n’était toutefois pas rassasiant que « sur le demi-cadavre d’une nation trahie, sur les demis-cadavres de leur honneur, de leur dignité et de leur sécurité, des hommes par millions dansent la danse Saint Guy de la paix » selon les mots de Henri de Monterlant, il fallait encore que nos sages-en-tout s’émeuvent du « retour de la guerre en Europe pour la première fois depuis 45 », comme si la Yougoslavie n’avait pas été le théâtre des pires massacres, comme si les bombes de l’OTAN n’étaient pas tombées sur Belgrade et le Kosovo, sans parler de Chypre, de l’Ulster, de la Géorgie, de l’Arménie… Un aveuglement des penseurs, c’était assez, non ? Dayénou.

Il fallait encore que se lèvent les vengeurs que la guerre appelle : combattants volontaires dont on ne sait jamais s’ils portent la bravoure éclairée des Brigades internationales ou le cynisme morbide des engagés volontaires de la Wehrmacht ; étudiants africains de Kiev exclus de la générosité diplomatique qui accueille les réfugiés sans visas ; Ukrainiens trans exclus des évacuations ; jeux de morts à coups d’artillerie autour des centrales nucléaires ukrainiennes ; agitations nationalistes et sécessionnistes en Bosnie… Dans le grand bal du populisme qui consiste à « subtiliser les cœurs », écrit ici Noémie Issan-Benchimol, la guerre fournit l’éclairage, la musique et la piste de danse. Le réveil des pulsions de mort et des soifs de jouer à la guerre et d’arracher les ailes des mouches, c’était assez, non ? Dayénou.

Mais puisque nous ne maîtrisons ni l’agenda du monde ni l’esprit de ceux qui le guident, ce numéro de Tenou’a s’attache à parler d’un grand moment de démocratie. Il interroge la « fabrication d’un maître », un leader avec une vision, un chef qui donne du sens, en pleine conscience qu’il ne peut que jouer le jeu de la fonction qui lui est prêtée, sans jamais se la croire acquise. Il raconte comment les chefs que reconnaît le judaïsme sont toujours défaillants, boiteux, bègues, de petite vertu ou contradictoires et comment c’est cette faillibilité qui en fait des bons chefs. Comment, dans une nation de princes, chacun peut bâtir le chef qu’il appelle.

Ce numéro s’ouvre donc sur une prière au maître des maîtres : effondrement du climat, conflits armés qui arrachent les sangs et assèchent les hommes, fanatisme politique et religieux, lâchetés, amnésies, dayénou, day-dayénou ; et si on s’arrêtait là, pour un temps, pour prendre l’inspiration d’une pause, pour regarder le monde tel qu’on voudrait qu’il soit, un monde qui bénéficierait des leaders qui le méritent, en se demandant : « pourquoi pas ?»

Antoine Strobel-DahanRédacteur en chef