ÉCLATS de nuit

Correspondance posthumne avec Jacques Derrida.

© Ken Goldmankengoldmanart.com

Le fait, pour Adam et Ève, de devoir s’habiller après avoir mangé le fruit de l’arbre, est une manière de nous inviter à penser l’avenir du monde pensé à partir de l’intimité. Dieu a offert au couple primordial un manteau de peau qui deviendra dans le texte un manteau de tissu renvoyant à chaque fois à la nécessité de se rappeler que le tissu, le textile, le texte, sont faits de croisements, d’intrications complexes de fils, et que le monde réside au cœur de cette complexité. La faute originelle, un de ses aspects, est d’avoir cru à la possibilité de voir et comprendre le monde dans une considération purement superficielle sans prendre le temps de la recherche et de l’analyse, sans prendre le temps de la sagesse.

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C’est le sens du rite du tallit que l’on porte pendant la prière.
“ Tu te feras des cordons aux quatre coins du vêtement dont tu te couvres. »

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Chaque matin, en s’habillant ou plus tard à la synagogue pendant la prière du matin, le juif se positionne au centre d’un carré ou rectangle de tissu, le tallit, aux angles duquel se trouvent des franges rituelles de laine appelées tsistit. Chaque frange est composée de quatre fils dont l’un, plus long, était dans les temps anciens, de couleur tekhélèt, bleu azur (ou indigo selon d’autres traductions). Couleur obtenue à partir d’une de ces créatures marines qui crachent de l’encre pour aveugler leur adversaire et s’enfuir en échappant à l’attaque et au danger.

Le Talmud enseigne que l’on peut dire la prière du matin à partir du moment où l’on peut distinguer le bleu azur du blanc dans les tsitsit du tallit. Texture donneuse de temps, marquant la séparation entre le temps impossible de l’écoute et celui où les mots commencent à faire sens différemment de ceux de la nuit qui ont aussi une modalité particulière concernant l’écoute. Danse de l’étoffe, rayée et plissée, noire, blanche et azurée, page et encre, colombe et corbeau, leur rencontre dans le ciel, élévations et chutes, houles et soleils, devenant texte sur le corps de l’homme en prière, devenant ailes et plumes, mes- sagers de l’infini…

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Pendant la prière l’homme est enveloppé dans son tallit, et pendant la lecture du Shema, prière qui contient le passage biblique de la loi du tallit1 , l’on prend ensemble, rassemblés dans une même main, les quatre coins et les franges rituelles (tsitsit). L’homme au centre de ce carré ou rectangle de tissu, et les tsitsit aux quatre coins, « rappellent que du nord au sud, d’est en ouest, chaque évolution cardinale qui situe le juif au cœur d’un espace orienté le concerne »2 .

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Le tallit n’est pas un mot biblique à proprement parler. Dans le texte de la Torah, il est question de « franges », guedilim3 ou « cordons », tsitsit4 ou « fils », petil5 .
Le tallit existe sous deux formes. Le petit tallit ou tallit qatane qui se porte toute la journée à même la peau sous les vêtements, et le grand tallit ou tallit gadol, que l’on porte seulement pendant la prière du matin et encore à quelques autres occasions importantes comme lors de la circoncision, et surtout pendant la cérémonie du mariage où le tallit sert aussi souvent de dais nuptial.

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Ces « fils », « franges » ou « cordons » ou « tresses », comme traduit admirablement Chouraqui, vont subir tours et détours, nœuds, enroulements, tissages divers pour créer un univers textile aux coins d’un tissu qui entre ainsi dans une danse de plis, de lumière et de temps, dans un jeu de « clair-obscur » où les plis accrochent la lumière.

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Le dictionnaire Evèn Chochan écrit:
Tallith : mot féminin, venant peut-être de tillel, « recouvrir », voir par exemple teli, une « nappe ».

En fait il apparaîtrait que le tallit est tissé d’un peu de tous les sens que nous venons de souligner, insistant parfois plus sur l’un que l’autre. Bien sûr il est d’abord ce qui couvre et recouvre, il est aussi fait de laine qui n’ignore pas le mouton, il se porte et transporte et peut-être aussi nous porte et nous transporte, il peut sembler avoir le rôle de pièce rapportée sur les autres vêtements, sa couleur jaunissante avec le temps et l’allure un peu sauvage de ses fils lui donnent un air de vieux chiffon, Shmattes en yiddish6 .

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Le mot tallit vient de la racine tal (tèt-lamèd טל ,( qui signifie la « rosée » que l’on peut, par association d’idées et par une expression poétique qu’offre le Cantique des cantiques, traduire: « éclats de nuit » 7 . Tlaï est petit morceau de tissu ou de cuir que l’on coud sur un vêtement déchiré ou une chaussure trouée. De couleur jaune ce fut cette marque que les juifs portèrent au moyen âge, la « rouelle », et plus tard, « l’étoile jaune ». Le verbe tilé, signifie « raccorder, rafistoler, raccommoder, réparer, ravauder », etc.
Talou c’est être « couvert de taches », comme pour- rait l’être un cheval ou tout autre animal, et par dérivé un habit ou tout autre chose.
Talé, talia, c’est le « petit agneau », la « jeune brebis ». La racine tal avec redoublement du lamèd, tillèl signifie « recouvrir », « faire de l’ombre », « faire un toit », etc. C’est ce qui recouvre, ainsi la « nappe » de table se dit teli, c’est aussi « faire descendre la rosée ».
La racine de tal redoublée dans la forme taltal, signifie « porter », « déplacer un objet d’un endroit à l’autre », idée que l’on retrouve dans le mot tiyèl, et tayal, « se promener », « promeneur ». Les « objets que l’on peut déplacer », les « biens mobiliers » se disent metalteline.
Tloula, c’est le « rire », la « plaisanterie », la « moquerie ».
Hétil, de toul, c’est « jeter au loin »,
Natal, « mettre ou enlever », ou « élever ».

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Chaque être humain est le centre toujours décentré de la rencontre des hasards infinis et des complexités multiples et de niveaux divers, psychique et somatique, mais aussi de la complexité relationnelle et sociale.

« Celui qui a dit que mon âme est déchirée ne s’est pas trompé ! C’est évident qu’elle est déchirée. Il est impossible d’imaginer quelqu’un dont l’âme ne soit pas déchirée. Une pierre est parfaite, un morceau de bois l’est aussi à sa façon. Mais l’homme ! L’homme est plein de contradictions, de désirs et aspirations opposées. Son conflit intérieur est permanent… »8

L’harmonie n’est pas la fin du déchirement mais son équilibre!

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Ces franges, écriture produite par le nouage de fils, ce tissage et ce tressage « ne peuvent manquer d’évoquer la texture interprétative », forme d’intelligence qui ne se contente pas de percevoir, comprendre les choses et les analyser mais de les lier, les tisser, les tresser ensemble, pour offrir une texturalité de la pensée qui, « pendant qu’elle se fait, est semblable à une dentelle de Valenciennes qui naîtrait devant nous sous les doigts de la dentellière. ». Cette très belle image que Barthes offre dans S/Z dans un paragraphe intitulé précisément « la tresse »9 , est rapportée par Zagdanski qui ajoute:

« Chaque séquence (du texte ou de la pensée) engagée pend comme le fuseau provisoirement inactif qui attend pendant que son voisin travaille ; puis quand son tour vient, la main reprend le fil, le ramène sur le tambour ; et au fur et à mesure que le dessin se remplit, chaque fil marque son avance par une épingle qui le retient et que l’on déplace peu à peu : ainsi des termes de la séquence : ce sont des positions occupées puis dépassées en vue d’un investissement progressif du sens. Ce procès est valable pour tout le texte. L’ensemble des codes, dès lors qu’ils sont pris dans le travail, dans la marche de la lecture, constitue une tresse (texte, tissu et tresse, c’est la même chose) ; chaque fil, chaque code est une voix ; ces voix tressées – ou tressantes – forment l’écriture : lorsqu’elle est seule la voix ne travaille pas, ne transforme rien ».10

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Je pense souvent que le tallit dans lequel s’enveloppe l’homme en prière est comme un cocon, dans lequel l’homme chenille11 et se métamorphose en papillon par la force des mots de la prière.

Cette idée de l’envol n’est de fait pas absente de ce rite car chacun des quatre coins du tallit se nomme kanaf, c’est-à-dire « aile ». Tout se passe comme si la prière était juste – ment ce moment de méditation qui permet à l’homme de trouver son envol, c’est-à-dire son élévation, sa transcendance. Quand l’homme prie, il doit prendre en main les quatre coins du tallit, car, comme disent les commentaires12, c’est une manière de montrer qu’il associe dans sa prière les quatre coins de la terre, c’est-à-dire l’ensemble des humains et c’est seulement ainsi que les mots peuvent trouver les clefs qui ouvrent les portes du ciel…

Marc-Alain Ouaknin

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Douze ans après la sortie du Livre brûlé, Jacques Derrida répondit aux questions et à la lettre que je ne lui avais ni envoyée, ni écrite, mais qu’il lut dans le filigrane de l’aphorisme de Rabbi Nahman de Braslav que j’avais placé en exergue du livre. Voici la réponse qu’il fit à cette lettre13 :

« Mon châle à moi. Le mien fut blanc d’abord, tout blanc, seulement blanc, vierge et sans ces bandes noires ou bleues qu’on imprime, me semble-t-il, sur presque tous les tallit du monde. Ce fut en tout cas le seul tallit blanc de la famille. Il me fut donné par le père de ma mère, Moïse. Comme en signe d’élection, mais pourquoi ? Pourquoi moi ? Je dis qu’il fut blanc car avec le temps il devient un peu jaune. Je ne sais pas pourquoi, après que j’eus quitté la maison d’El Biar où je l’avais laissé, mon père me l’emprunta pendant encore occasion de le porter, lui, et il lui fit passer la Méditerranée au moment de l’exode. Après sa mort, je le repris comme si j’en héritais une deuxième fois. Je ne le porte presque jamais (est-ce le bon mot, porte ? porte-t-on cette chose ? en a-t-elle besoin ? n’emporte-t-elle pas avant d’être portée ?). Donc je ne le porte plus. J’y pose seulement mes doigts ou mes lèvres, presque tous les soirs, sauf quand je voyage au bout du monde, car comme un animal il m’attend, bien caché dans sa cachette, à la maison, il ne voyage jamais. Je le touche sans savoir ce que je ne fais ni ce que je demande alors, sans savoir surtout à qui je m’en remets, sans savoir à qui je rends grâce. Mais pour savoir au moins deux choses – que j’évoque ici à l’intention de ceux qui sont étrangers (entendez ce paradoxe : encore plus ignorants, plus étrangers que moi) à la culture du tallit, cette culture du châle et non du voile : la bénédiction et la mort.

La bénédiction: d’abord, par exemple, le jour du Grand Pardon (et l’étymologie du mot kippour s’entrelace, semble-t-il, avec tout le lexique du tallit), un père peut ainsi bénir ses deux fils – non sa fille : les filles, les femmes et les sœurs ne sont pas au même lieu de la synagogue ; et d’ailleurs elles n’ont pas le tallit ; et je pense à ce passage du Deutéronome (22,5) où il est dit, peu avant la prescription des « cordons aux quatre coins [ou ailes] du voile dont tu te voiles [ou du vêtement dont tu te couvriras] », que la femme ne portera pas l’habit de l’homme, ni l’homme un vêtement de femme car qui fait cela est une abomination pour « Iahvé, ton Dieu ». Ce père, je le vois encore, mais je ne le voyais pas, par définition, par situation, il bénit ses fils un jour plus grands que lui, en élevant des deux bras son tallit étendu au-dessus des deux têtes. Plus grands que lui et plus grands l’un que l’autre, les fils étouffent un peu sous la protection solennelle, sous le toit de ce temple si proche, pendant l’interminable prière, dans ce qu’on appelait le « grand temple », une ancienne mosquée en plein quartier arabe, anciennement judéo-arabe, une mosquée de style espagnol désormais redevenue mosquée.

La mort: ensuite, par exemple, le même père enseveli, comme tous les hommes, dans son propre tallit. Que deviendra celui que m’avait donné mon grand-père s’il ne savait pas ce qu’il faisait quand il le choisit blanc, et s’il me choisit pour le choix de ce tallit blanc ? La décision n’est pas encore prise, elle ne sera pas la mienne : les cendres après le feu ? la terre ? la terre vierge avec ensevelissement dans le tallit blanc ? J’aurais dû faire semblant de dicter cette décision, mais je l’ai à dessein suspendue. J’ai décidé que la décision ne serait pas la mienne, j’ai décidé de ne rien dicter quant à ma mort. Je me rends ainsi à la vérité de la décision : un verdict est toujours de l’autre. La vie aura été si courte et quelqu’un me dit, tout près de moi, au-dedans de moi, quelque chose comme : « Il est interdit d’être vieux » (Rabbi Nahman de Braslav)

S’il y en avait eu un, je me demande de quelle couleur eût été le tallit de quelqu’un qui dit : « Je suis la vérité et la vie, je suis venu, ils ne m’ont pas vu, je suis la venue », etc., si longtemps après qu’un autre eut dit, le premier : « Me voici ».

Jacques Derrida

La rédaction de Tenou’a remercie chaleureusement
les Éditions Galilée et Mme Hélène Cixous pour leur aimable autorisation de reproduire cet extrait de Voiles.
Hélène Cixous et Jacques Derrida, Voiles, Galilée, 1998, 27 euros.

1. Nombres 15,37-41
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2. Bernheim, Le souci des autres, Calmann-Lévy, 2001, p. 219.
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3. Deutéronome 22,12
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4. Nombres 15,38
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5. ibid.
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6. Un colloque entier lui fut consacré à ce chiffon du 29 au 31 mars 2004 au MAHJ à Paris organisé par Céline Masson (Université de Paris 7 en collaboration avec l’Université de Bar Ilan). C’est là précisément que j’ai prononcé un hommage public au tallit de Jacques (Derrida) et de son dialogue, tissage de voix, Voir Hélène Cixous et Jacques Derrida, Voiles, Galilée, 1998.
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7. Cantique 5,2. Ressissé laïla
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8. Rav Kook, in Hadarav, Journal intime.
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9. p. 165 et 166
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10. Stéphane Zagdanski, L’impureté de Dieu.
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11. Ici c’est un verbe
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12. Le Gaon de Vilna par exemple.
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13. Qu’il n’a lui aussi ni écrite ni envoyée. Elle est publiée dans Hélène Cixous et Jacques Derrida, Voiles, Galilée, 1998.
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