ENTRE CHARGE MENTALE ET SANTÉ MENTALE

Pessah ou le passage

© Zoya Cherkassky, Untitled, 2020, acrylic, tempera and markers on paper, 19.5×24.5 cm
Courtesy Rosenfeld Gallery, Tel Aviv

Si vous êtes une femme juive et que je vous dis Pessah, il est probable que vous pensiez d’abord à une charge de tâches infinie, vous paraissant aussi difficile que l’ouverture de la Mer Rouge. En effet, si les hommes aident volontiers 1, dans un couple hétérosexuel et dans le milieu religieux en particulier, la charge mentale de la fête reste majoritairement au soin des femmes.

Pour rappel, la charge mentale est un concept sociologique popularisé ces dernières années 2, qui désigne la logistique et la planification continues autour de la gestion du foyer. Il ne s’agit pas de l’exécution des tâches domestiques mais de ce qui rend leur exécution possible et optimale. Concrètement, la charge mentale ce n’est pas faire la machine de chemises blanches de shabbat, mais se rappeler s’il reste du produit lessive pour faire cette machine à temps et savoir bien sûr à combien lancer du blanc. C’est connaître dans quelle taille acheter les couches, ne pas oublier d’avertir le prof de gemara d’Avi que mardi il doit sortit plus tôt pour aller chez le médecin dont on n’aura pas oublié de confirmer le rendez-vous. La charge mentale c’est l’immense différence entre « aider » (lorsque l’on est invité par exemple et que l’on a donc besoin que l’on nous dise comment on fait ceci et où se trouve cela), et être responsable ensemble d’un foyer géré par et pour deux. La charge mentale est indispensable au fonctionnement le plus élémentaire de tout foyer. Elle est souvent plus longue et plus laborieuse que l’accomplissement de la tâche elle-même, qui a l’avantage d’être perceptible et valorisée, encore plus lorsqu’elle est faite par un homme. Dans une modernité qui prône l’égalité des sexes, les hommes sont confrontés à choisir : ou bien assumer de manière réellement plus équitable la gestion domestique (changement dans lequel ils ont effectivement beaucoup à perdre, du moins en termes de temps) ; ou bien ne pas reconnaître (sans que ce ne soit forcément conscient) l’étendue de l’inégalité en ce domaine, sous prétexte qu’ils – les hommes religieux aussi – font la vaisselle et le barbecue (ce qui, rappelons-le, n’est pas la charge mentale). 

Peut-être, et c’est là une théorie strictement personnelle, que les hommes juifs religieux font paradoxalement partie des groupes sociaux les plus conscients de la charge mentale de leur épouse, à défaut d’y participer. Que l’on visionne les vidéos de nos sites grand public ou qu’on feuillette les livres de shalom bayit 3, on y observe un discours apologétique qui encourage les femmes à considérer le travail domestique comme une avodat kodesh 4 : elles réaliseraient leur nature féminine profonde et la volonté divine dans ce monde, tout en leur assurant une place de choix dans le monde futur. En parallèle, les hommes sont sensibilisés à prendre conscience et être reconnaissants de la charge mentale de leurs épouses sans lesquelles, et c’est là tout l’enjeu, ils ne pourraient pas créer des séminaires, des associations, ni étudier ou travailler, tout en ayant un foyer. Le monde religieux classique est peut-être le seul à donner estime et « salaire » spirituel à ce travail gratuit et invisible qui, habituellement, ne donne lieu à aucune reconnaissance. C’est paradoxalement la glorification de ce qui est perçu comme « le rôle magnifique et irremplaçable de la femme », qui permet de faire perdurer la répartition traditionnelle, qui tend à disparaître ailleurs. Ce schéma convient à certaines qui affirment vouloir libérer leur époux de la charge domestique. Mais il existe également des femmes strictement religieuses qui ne se retrouvent pas dans ce modèle-là, et dont les ambitions spirituelles et intellectuelles sont sacrifiées, au prix de l’élection spirituelle et professionnelle de leur époux (à noter que cela se passe également dans le monde non-juif mais de manière moins assumée 5).

Chaque shabbat, et encore davantage à l’approche des fêtes, les maîtresses de maison (qui souvent enchaînent de nombreuses grossesses) se voient investies d’une multitude d’obligations ménagères et sociales, dont la réussite sous-tend leur valeur de femme juive : repas fastueux à répétition, maison parfaitement entretenue, nombreux invités à accueillir, recettes traditionnelles qui se doivent d’honorer l’héritage culinaire tout en réjouissant les sensibilités de différentes papilles, activités des (nombreux) enfants en lien avec la fête, apaisement des conflits si courants dans les réunions de famille, etc. Cela peut vite transformer le shabbat et les fêtes, censés être des temps joyeux et de renouveau spirituel pour tout le monde, en source de pression, de frustration et surtout d’épuisement. Quand les femmes travaillent ou étudient en plus de leurs obligations domestiques, le poids de la charge mentale peut rapidement conduire à l’effondrement psychique 6.

La plupart cependant ne racontent pas ce ressenti : par honte de ne pas correspondre à l’image glorifiée d’eshet hayil 7. Ou crainte d’être la seule à vivre cela – leur voisine si rayonnante et accomplie, cuisine chaque shabbat une douzaine de salades, qu’elle poste sur un groupe de partage de recettes. Ce qu’elle ne dit pas, la voisine si souriante, c’est qu’elle est sous anxiolytiques depuis trois mois et n’en parle à personne, pas même à son mari, pour les mêmes raisons. La dépression, mais aussi tout ce qui sort de la « normalité », constitue peut-être un autre non-dit. Être hors-norme ou en souffrance c’est remettre cette norme en question, poser celle de ses limites. Montrer ses faiblesses, exprimer une fatigue, une injustice, c’est aussi exposer les failles du système dans lequel on vit, et donc en faire la critique implicite.

Les huit jours de Pessah reflètent à mon sens le point de rencontre de deux tabous sociaux se verrouillant l’un l’autre, la charge mentale et la santé mentale. D’un côté, par la quantité de travail et son anticipation, nombre de femmes ont plus l’impression de vivre un esclavage domestique que la libération que cette fête symbolise. De l’autre, ce travail accompli est une mitsva 8. Chacun doit se sentir libre, et heureux d’être libre. Exprimer une fatigue ou une injustice concernant la fête revient à sous-entendre que la Torah et les mitsvot ne (nous) rendent pas heureux. Pessah concentre tant de pression qu’il y a quelques années, plusieurs autorités rabbiniques publièrent une mise au point halahique 9, rappelant que l’obligation consiste à se débarrasser du hamets 10 et non de faire un ménage de printemps, encore moins au prix de sa santé, physique et mentale. Même si l’on est loin d’une véritable évolution (plutôt que d’encourager les hommes à prendre leur part, ce sont les femmes qui en feraient « trop »), et même si la réalité sociologique est ce qu’elle est, cela rappelle que nos textes et nos Sages accordent de l’importance à l’équilibre physique et mental, au shalom bayit et à la joie.

En tant que femme orthodoxe célibataire, le partage de la charge mentale est un critère que je prends en compte dans le choix d’un futur conjoint. Car ce sujet, en apparence trivial parce que quotidien, mais essentiel parce que quotidien, influencera profondément mon équilibre conjugal et professionnel, ma fatigue, et ma santé. Je sais que nos habitudes culturelles et religieuses sont profondément ancrées, que la routine d’une vie à deux polit les bonnes intentions propres aux débuts de relation, et que la naissance d’un enfant redistribue les cartes de la charge mentale, même dans les couples les plus égalitaires. Je ne souhaite pas opposer chaque jour mon souci de préserver un climat conjugal apaisé avec la personne que j’aime, et l’aspiration légitime à une répartition égale de la gestion d’un foyer crée à et pour deux. Ce dilemme, plus facile à (d)écrire qu’à vivre, a un coût psychologique sur l’estime personnelle d’une femme. Il enjoint souvent à choisir entre le sentiment de honte ressenti lorsque, par lassitude, elle gère ce que son homme n’a pas ou mal fait et renonce à insister une énième fois sur un sujet qui concerne aussi le respect de la valeur de son temps et de sa personne ; et d’autre part la culpabilité de provoquer un énième conflit quant à la gestion du foyer et donc de ses possibilités d’épanouissement en dehors de celui-ci ; les deux allant de pair.

Mais il ne s’agit pas seulement d’une volonté légitime mais individualiste de revendiquer un « droit à » (à l’égalité, au bonheur, etc.). Il s’agit aussi de responsabilité religieuse : celle d’enrichir à hauteur des capacités de chacune le monde de la Torah et des mitsvot, et ce du fait même de leur différence avec les hommes, que cette différence soit innée ou acquise (en général la réponse est d’ailleurs plus complexe et poreuse qu’une binarité entre essentialisme et constructivisme). De même que les hommes devraient assumer leur foyer, pas seulement car cela est juste, mais parce qu’ils peuvent (doivent ?) y apporter leur spécificité essentielle et irremplaçable ; de même les femmes peuvent (doivent ?) étudier, enseigner et partager la Torah, devenir yoetset halakha 11 ou gérer une association, etc. Pas seulement pour elles, mais parce que leur regard est tout aussi riche et indispensable. Il ne s’agit pas de nier la différence chère au monde religieux mais d’en explorer toutes les facettes, pour dévoiler la présence divine dans le monde tout en la faisant régner entre les époux.

1. Nuançons toutefois que les femmes consacrent toujours plus de temps (environ 45 minutes par jour de plus) que les hommes aux tâches ménagères et que si l’écart s’est réduit ces dernières années il ne vient pas d’une plus grande implication masculine mais de l’utilisation par les femmes de nouveaux moyens technologiques qui leur permettent de gagner du temps. Voir les différentes études menées à ce sujet, notamment le rapport de l’INSEE.
2. Introduit par Monique Haicault en 1984 puis Danièle Kergoat et popularisé par l’autrice Emma
3. Paix du foyer
4. Travail sacré
5. Voir à ce sujet Le prix à payer de Lucile Quillet
6. À noter qu’en cas de divorce, ce déséquilibre crée une double injustice sociale et financière car la femme n’aura pas gravi les échelons professionnels lui assurant salaire et retraite décente, et se retrouvera alors avec une très faible retraite tout en ayant la plupart du temps la garde des enfants.
7. Ici la maîtresse de maison juive idéale, possédant les qualités glorifiées dans le chant du même nom.
8. Commandement divin
9. Légale selon le code de loi juive
10. Pain levé issu de la fermentation dont la possession et la consommation sont strictement interdites à Pessah
11. Femme capable de répondre à des questions de loi juive dans le domaine de la sexualité