Quand ma patronne (Delphine Horvilleur, ben oui) m’appelle ce matin, tout excitée, c’est encore la nuit chez moi1, la faute à l’Atlantique qui sépare la Terre Promise des pessimistes du Vieux continent des inconscients.
– Antoine, c’est génial, exulte-t-elle, Alain Granat arrête Jewpop.
– Jewpop? Ça existe toujours?
– T’es trop con, qu’elle dit. Ben justement non, ça y est, ça s’arrête.
– Et tu crois qu’il va faire quoi, Alain, maintenant? Il va se mettre full-time sur son autre site, euh, comment déjà? ah oui : Torah Box…
– Je ne sais pas, me répond-elle, entre les sites qu’il publie sous pseudo : Sheela, TréhaBox, Torah Box et ses activités de conseiller occulte de Meyer Habib, il a de quoi faire.
Je n’ai pas le temps de refermer les yeux que mon téléphone sonne à nouveau, c’est le patron de Tenou’a, Francis Lentschner. Il a la voix des mauvais jours où il ne vaut mieux pas lui demander si on peut publier dans le prochain Tenou’a une analyse de 22 pages d’un doctorant en philosophie bulgare très prometteur sur la multiplicité irréductible et générative de la dissémination en ce qu’elle excède la polysémie chez Derrida.
– Antoine c’est une catastrophe, Alain Granat arrête Jewpop.
– Ouais, je sais, Delphine me l’a dit, elle est ravie : il ne sera plus là pour se foutre de sa gueule quand on lui remettra la médaille agricole au printemps prochain.
– Tu ne te rends pas compte, s’énerve-t-il, c’est le seul qui écrivait des papiers sympas sur Tenou’a à chaque numéro.
– Tu peux toujours lui demander de te filer le numéro d’Enrico Macias2, il nous fera peut-être une chanson.
– T’es trop con, qu’il dit. En tout cas tu me fais un article pour dire que Jewpop c’était génial, presque aussi bien que Tenou’a, je le veux pour ce soir, capito ?
Je vous épargne l’appel de notre psy maison, Stéphane Habib, le frère jumeau de Meyer : « C’est une catastrophe, qui va parler de mon frère Meyer et de mon rabbin Delphine maintenant ? Elle encore ça va, elle peut faire la couverture de Elle deux fois par an, mais Meyer, mon pauvre Meyer, lui qui écrivait sous le pseudo de Sharon Boutboul chez Jewpop, il lui reste quoi ? Tu veux pas lui filer une chronique dans Tenou’a ? »
Puisqu’il me faut écrire ce papier sur Jewpop, autant commencer par aller écumer le site tant qu’il existe encore. Je ne devrais pas trop m’ennuyer (vu que Jewpop, ce sont tout de même ceux qui ont inventé des punchlines aussi irrésistibles que « Lundi c’est nazi », « Meyer forever », « Hannibal lecteur » ou encore « Le peuple est lu »).
Je commence par la rubrique « charme », de loin la meilleure, c’est évident. Je m’y perds un peu : quand je retrouve mes esprits, il fait déjà jour (j’en étais encore à admirer Orna Shmuelowitz telle qu’elle se montrait dans un Playboy des années 70 avant de me rappeler qu’elle devait bien avoir deux fois mon âge aujourd’hui…). N’empêche, Alain Granat a quand même réussi à remettre de l’érotisme dans un monde qui s’écartèle entre porno gore et pudibonderie hypocrite. Je me dis : il tient un truc là, il arrête sûrement pour monter JewPorn avec une formule premium gratuite pendant les confinements et une belle section LGBTQ+ pour faire grincer des dents les jamais-contents.
J’ai relu tous les trucs à ne pas faire de Sefwoman et je me suis marré comme si je les découvrais. J’ai parcouru les conseils lecture et musique et j’ai dévalisé ma librairie en click & collect à cause de ça. J’ai revu les coups de gueule des uns et les coups de dérisions des autres, et je me suis senti mieux devant les presque interviews de Boniface ou Zemmour et d’autres énervés qui étaient remis à la place qui leur sied le plus : vaut mieux en rire.
Et puis j’ai passé des heures à regarder ces photographies exhumées d’on ne sait où par le génie d’un type qui trouve toujours des merveilles et aime les partager, des photos de la guerre du Kippour, du ghetto de Lodz, des photos d’avant. Et je me suis dit qu’il fallait leur reconnaître un truc à Jewpop : ils sont de sacrés passeurs de mémoire.
Et je me suis souvenu d’Herbert Traube, du rabbin Kaplan, de Rika Zarai, de Tati, d’Ingrid Pitt ou de Maurice Rajsfus et de tous les autres dont je n’avais jamais entendu parler mais pour qui Jewpop est parvenu à me faire pleurer quand même.
Parce que Jewpop c’est un humour sans compromis qui s’appuie sur une culture générale à faire rougir Noémie Benchimol et une forme d’allergie à la connerie. Parce que Jewpop c’est un truc de tendres qui aiment se marrer sans oublier, parce que Jewpop, ça a été une sacrée bouffée d’air frais dans le judaïsme français, ça nous a déridés et, honnêtement, nous en avions tous besoin.
Alors ça y est, Jewpop c’est fini. « C’est trop con », diraient mes patrons. « Ce fut si bon », ajouterais-je. Merci Alain, Sharon et tous les autres, merci Jewpop, ne partez pas trop loin : c’est vrai qu’en ce moment tout va parfaitement bien mais, on ne sait jamais, si une pandémie apparaissait, qu’on se retrouvait enfermés chez nous avec des masques sur le visage, que l’extrême droite était au second tour de la présidentielle ou que l’antisémitisme réapparaissait en France, on aurait bien besoin de vous pour souffler un peu et se marrer.
1 NDLR : Comme tant d’autres choses dans cet article et pour éviter toute lecture au premier degré :
Ceci n’est pas vrai, j’éteins mon téléphone la nuit ! Donc non, Delphine Horvilleur ne se réjouit pas de la fin de Jewpop, Francis Lentschner n’est pas un tyran maussade et Stéphane Habib n’est pas le frère de Meyer. Mais Noémie Benchimol, elle, a vraiment une immense culture générale.
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2 Le plus gros coup ever de Jewpop (retour au texte):