JOY : Le Juif et le Goy

En mai 2016, l’Israélien Amichai Lau-Lavie a été ordonné rabbin massorti par le Séminaire théologique juif de New York. Il aime se situer à la fois dans la continuité de la lignée familiale – son cousin est l’actuel Grand rabbin d’Israël, succédant à son oncle ; son frère est rabbin orthodoxe à Jérusalem – mais aussi dans la rupture : ouvertement homosexuel, rabbin de Lab/Shul, une communauté très inclusive « où Dieu est en option », il n’hésite pas à poser les questions qui dérangent et à chercher des solutions innovantes. En juin 2017, il a publié un projet intitulé Joy, fusion de « Jew » et de « goy », dans lequel il se penche sur la question d’officier à un mariage mixte. Son mouvement (massorti) l’interdit. Son quotidien est autre : « chaque semaine, je reçois entre trois et cinq demandes de mariage entre un juif et une personne d’une autre religion, ou juive par son père. » Dans un entretien au site Internet Judaism Unbound, il explique ce qui l’a poussé à étudier cette question pendant un an.

La journaliste et universitaire Brigitte Sion nous propose ici une adaptation traduite des principaux arguments du rabbin Amichai Lau-Lavie.

Je suis écartelé entre, d’un côté, les membres de ma communauté, ceux qui veulent en faire partie en se mariant avec un Juif, et de l’autre côté, mon autorité rabbinique qui est aussi ma communauté. J’ai beaucoup de respect pour gens qui aiment les limites. C’est beaucoup plus confortable de distinguer qui est dehors et qui est dedans, ce qui est juste et ce qui est faux. C’est un système binaire. Mais ce n’est pas aussi simple dans la réalité. Les gens ont peur du fluide, du non-binaire. Je respecte cette attitude, mais je ne m’y retrouve pas. Personnellement, je ne crois pas en la binarité. Je crois que l’on s’éloigne du modèle « ou… ou… » pour un modèle plus complexe, plus fluide. Cette tendance doit aussi avoir un impact sur ceux qui interprètent la halakha.

L’histoire nous montre qu’il y a un grand espace entre « juif » et « autre ». La réalité d’aujourd’hui pointe aussi dans la direction du fluide. Il y a des gens qui ne sont pas « ou… ou » mais, de manière étrange, et belle, « et… et… ».
Si vous ouvrez la Bible, c’est rempli d’histoires comme ça ! Regardez Ruth : elle dit qu’elle va suivre sa belle- mère Naomi. Elle ne se convertit pas, elle choisit d’entrer dans la vie de sa belle-mère. Sa belle-sœur choisit un autre chemin. Quand la reine Esther épouse Assuérus pour survivre, on ne la critique pas pour son mariage mixte. Quand Moïse épouse Tziporah, quand le roi Salomon épouse la moitié du Moyen-Orient… ce sont nos modèles! Les rabbins de l’époque romaine et plus tard trouvent un équilibre avec notre peur de nous dissoudre – c’est une peur légitime : notre tradition est un trésor qui peut se transformer en simple décoration. Comment peut-on être responsable de ce trésor tout en étant responsable vis-à-vis des gens qui choisissent de vivre avec nous et d’aimer avec nous ?
Au sein de la communauté juive du XXIe siècle, on voit de plus en plus de Juifs qui veulent épouser des personnes qui ne sont pas juives ou pas encore juives, et parmi ces personnes qui épousent des Juifs, il y en a qui vont se convertir au judaïsme ou pas, mais qui sont néanmoins très actifs au sein de la communauté juive de manières très variées. Je dois m’approcher d’eux et leur proposer un oui, plutôt qu’un non.

La raison pour laquelle j’ai choisi le mouvement massorti pour mes études rabbiniques, c’est qu’en 2006, les rabbins de ce mouvement ont décidé d’autoriser les étudiants LGBTQ à poursuivre une carrière dans le rabbinat. Ces mêmes autorités ont aussi accepté la célébration de mariages entre personnes de même sexe. En tant qu’homme ouvertement homosexuel, j’ai trouvé que ces décisions étaient une affirmation de la souplesse de la halakha et de la démarche halakhique. Personne n’y aurait cru dix ans auparavant, de même que personne n’aurait cru à l’ordination de femmes vingt ans auparavant.

Nous avons les moyens d’être flexibles et souples lorsque la dignité d’êtres humains est en jeu. Mon but était d’entrer dans la halakha, dans son histoire, d’examiner les catégories existantes dans l’histoire juive et parfois dans la halakha, et de voir ce qui pouvait s’appliquer, ce qui devait s’adapter, ce qui ne marchait pas. J’ai consulté des collègues beaucoup plus expérimentés pour trouver une approche nuancée dans une démarche halakhique respectueuse mais élargie. Je pense que la halakha, la loi juive, possède intrinsèquement une certaine souplesse pour avancer.

Ma proposition est à la fois un modèle de continuité et de discontinuité : elle s’inscrit dans le contexte de la pensée juive, et certainement d’une pensée juive progressiste. Il y a des précédents dans l’histoire juive qui indiquent des catégories liminales de personnes qui sont et ne sont pas juives. À l’époque antique, un verset biblique peu clair évoque le Ger toshav. Le Ger n’est pas un converti, c’est un autre, l’étranger. Il vit parmi les Juifs, il partage les privilèges et les responsabilités des Juifs et, d’après certaines sources, il se marie avec des Juifs.
Ce que nous n’avons pas, c’est l’interprétation halakhique qui autorise le mariage d’un Juif et d’un Ger toshav. Ma première idée était de relier les discussions des rabbins de l’époque romaine avec ceux de l’Amérique du XXIe siècle – un grand saut! Ensuite, j’ai regardé d’autres catégories, comme les Yirei hashem [les Craignant-Dieu judéophiles évoqués dans le Nouveau Testament], dont on ne sait pas non plus s’ils se convertissent, s’ils se marient.

Je n’ai pas l’autorité halakhique de dire « Réapproprions-nous le concept de Ger toshav ». Mais voici ce que je peux dire : « Approprions-nous berouah Ger toshav, dans l’esprit de Ger toshav. » Passons quelques années à réfléchir à ce à quoi ce concept pourrait ressembler dans notre société post-ethnique, post-patriarcale, non-binaire et basée sur les choix personnels. Une société dans laquelle de nombreuses personnes disent « Je suis un peu juif, demi-juif, je me sens proche du judaïsme » et autres variations. Étudions les possibilités pour ces personnes qui font partie de nos familles en nous inspirant de l’histoire juive, même si ce n’est pas littéralement identique. J’ai passé six mois à étudier les sources talmudiques, halakhiques, etc. concernant les catégories de Ger toshav et Yirei hashem. Ensuite, j’ai creusé davantage : quelles sont les origines de l’interdiction rabbinique du mariage mixte ? Les raisons de cette interdiction sont-elles encore valables aujourd’hui ?

L’interdiction du mariage mixte est ancrée dans l’aversion pour le culte idolâtre qui était considéré comme une menace pour l’identité juive. Cela n’est plus caractéristique de notre société. Soixante-dix ans après la Shoah, nous sommes encore en stress post-traumatique, nous apprenons à gérer nos peurs, nos angoisses, à nous raffermir, à penser en termes d’amour et pas de peur. Un autre problème, c’est que la conversion est vendue comme un acte religieux. Que faire si l’on ne croit pas en Dieu ? Bien des gens rejoignent une famille juive et la communauté juive pour la culture, la famille, les valeurs, Israël, l’hébreu, par curiosité et bien d’autres raisons. Ces personnes veulent nous rejoindre, mais n’y arrivent pas parce que la conversion est tellement binaire. Cela ne correspond pas à la réalité d’aujourd’hui, surtout pour les jeunes : nous sommes « et et », nous portons des traits d’union. En même temps, de nombreuses personnes nous rejoignent et il nous revient de les accueillir et de les aimer, parce que l’amour ouvre les portes. Il faut aller plus loin : c’est à nous de montrer le meilleur judaïsme possible, afin que d’autres découvrent la richesse, la diversité du judaïsme et s’y intéressent.

Quand un couple vient me voir, je commence par dire « Bonjour, bienvenue, racontez-moi ». Si je commence par dire non, ils partent et je les ai perdus. Dans la réalité du XXIe siècle, c’est le choix personnel qui prime sur la lignée et la conviction qui prime sur le sang. Depuis un siècle environ, la communauté juive organisée a proposé des solutions qui ne parlent pas à tous, d’un point de vue spirituel, politique, culturel etc.

La majorité des membres de ma communauté viennent quatre fois par an à la synagogue : à Rosh Hashana, à Yom Kippour, à Pessah et pour une bar-mitsva. Puis-je décemment demander au partenaire d’une autre religion d’en faire davantage que son partenaire juif qui préfère le New York Times à la presse juive et qui ne va à la synagogue que quatre fois par an ? Pourtant ils veulent construire ensemble un foyer juif. Soyons réalistes dans nos exigences, réfléchissons à la manière d’inviter les autres à entrer dans notre communauté, pas parce qu’il faut sauver le judaïsme, mais parce qu’on veut partager le cadeau du judaïsme, qui est une technologie spirituelle et intellectuelle de valeur. Dans ce cadre, le Juif et son partenaire y adhèrent pleinement, ils veulent y aller ensemble.

Je suis très privilégié d’avoir reçu l’enseignement du judaïsme de mes parents, de mes maîtres. C’est aussi mon rôle de transmettre cette civilisation tellement riche – flexible et inflexible selon les circonstances. C’est ça notre tradition. En analysant l’histoire halakhique, on voit qu’il y a des précédents, mais on y trouve surtout la justification de notre démarche. Ce n’est pas nous qui entamons la conversation ; elle a commencé il y a très longtemps. Je viens d’une longue lignée de rabbins. Je veux être capable de regarder mon frère, mon cousin et mon oncle dans les yeux et leur dire : « Je sais que ma proposition ressemble à de l’hérésie, à la fin de la lignée. Mais voilà mon cheminement, mes conversations avec des rabbins contemporains et avec d’autres morts il y a très longtemps. Il y a nos ancêtres, des piliers incontestés de notre tradition. Peu importe ce que l’on m’appelle. Ce qui est incontestable, c’est que je marche dans les pas de ceux qui m’ont précédé, je suis en dialogue avec eux, dans le cadre de notre tradition et de notre loi. » Un rabbin m’a dit que nous étions dans une situation de pikouah nefesh [« sauver une vie »], c’est une situation d’urgence. Si on continue à dire non, on va continuer à perdre un grand nombre de Juifs. Si je dis non, les couples que je reçois n’iront plus à la synagogue ni aux activités juives, ne célébreront aucun rituel, n’enverront pas leurs enfants au Talmud-Torah. On les aura perdus définitivement. Au lieu de cela, retournons vers le passé à la recherche d’éléments que nous pouvons reprendre ou légèrement modifier pour proposer un modèle nuancé qui peut répondre à nos besoins aujourd’hui.

Aujourd’hui, les rabbins prennent des décisions individuelles : « Entrez » ou « Restez dehors ». Chacun est responsable de sa communauté. Nous devons former les rabbins à avoir ces conversations et former les leaders et éducateurs communautaires à créer des programmes intéressants. Car la vie juive est belle, elle est pleine de sens, de communauté, de souci de l’autre. Il faut que cette vie juive soit emmenée par des valeurs, pas par des obligations. Il y a un risque, certes, mais mieux vaut un risque qu’un « Non, vous n’êtes pas les bienvenus ici, désolé ». C’est un investissement pour les générations suivantes.

Sources :
Podcast audio
Lire le projet « Joy » PDF, en anglais