LA MATRILINÉARITÉ EN QUESTION

Dan Jaffé est historien spécialiste des religions. Pour cet entretien avec Tenou’a, il revient sur le passage de la patrilinéarité à la matrilinéarité, tel qu’il a été étudié par l’historien américain Shaye Cohen.
Au printemps dernier, Dan Jaffé a publié aux Éditions du Cerf Les identités en formation : Rabbis ; hérésies, premiers chrétiens.

© IlitAzoulay, New head when he made the wrong movement he didn’t know what harmony he tore, 161×122, 2017
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Dans le judaïsme d’aujourd’hui, n’y a-t-il que de la matrilinéarité ou reste-t-il des éléments de patrilinéarité ?
Tout dépend de ce qu’on entend par « Judaïsme ». Dans le monde religieux orthodoxe et ultraorthodoxe, il n’y a que de la matrilinéarité. On peut citer le rabbin Daniel Sperber qui a une influence importante sur la néo-orthodoxie new-yorkaise, et qui maintient toutefois la matrilinéarité comme seule règle. En dehors du judaïsme reform américain et de quelques autres communautés, la patrilinéarité n’est pas admise. Shaye Cohen écrit d’ailleurs que ses travaux se situent sous l’angle de l’histoire et n’ont pas vocation à influencer la jurisprudence juive d’aujourd’hui.

Quand on lit la bible, la conception de l’identité est patrilinéaire. À quel moment s’est effectué ce virage vers la matrilinéarité rabbinique ?
La question de la matrilinéarité ou de la patrilinéarité ne se pose que quand il y a un problème d’identité : si les deux parents sont juifs, peu importe par qui ça passe.
Au IIe siècle, dans Kiddushin 3,12, la Mishna traite des problèmes de patrilinéarité et de matrilinéarité. Il s’agit du statut d’un enfant issu d’un homme Cohen et d’une femme qui ne l’est pas. C’est la première fois que l’on traite du statut d’un enfant dont les parents n’appartiennent pas à la même catégorie. Puis dans Yevamot 7,5, il est dit que l’enfant d’une mère juive et d’un père non juif ou esclave est mamzer (« bâtard, corrompu »). Donc l’identité d’un enfant né de deux parents juifs procède du père ; en revanche l’identité d’un enfant né d’une mère « défaillante » et d’un père juif procède de la mère. C’est un principe qui s’établit finalement au travers de « l’identité déficiente », l’identité la moins représentative. La recherche date ces deux textes de la période de Yavné (80-120). Et jusqu’à la réforme, il n’y a pas de décision rabbinique qui conteste le fait que l’identité de l’enfant né d’une non-Juive et d’un Juif suive la mère.
Dans ce texte de Yevamot, un débat vigoureux se dessine, et le Talmud (Masseret Yevamot) annule cette décision : les Amoraïm annulent la décision des Tanaïm et établissent que l’enfant né d’une mère juive et d’un père non juif est non pas mamzer mais juif légitime. On ignore ce qui pousse les rabbins à annuler la Mishna, mais il apparaît que cette annulation est acceptée par les différents décisionnaires et reste en vigueur jusqu’à nos jours quel que soit le milieu.

Dans quelles conditions sociologiques, environnementales ou historiques s’effectue ce virage en deux temps, à savoir d’abord la reconnaissance d’une judéité défaillante puis d’une judéité pleine ?
Nous ne disposons que d’hypothèses. La première est celle de l’introduction de la matrilinéarité par Ezra, autour de -460. Dans Ezra 9-10, il tente d’expulser une centaine de femmes étrangères et leurs enfants de Jérusalem, et certains chercheurs considèrent que cela marque l’origine de la matrilinéarité. Si Ezra s’oppose au mariage entre hommes israélites et femmes étrangères, ce serait parce que les enfants nés de ces unions ne seraient pas juifs. Ezra néanmoins ne parle pas des mariages entre femmes israélites et homme étrangers dans la mesure où les conséquences sont bénignes parce que les enfants seraient juifs comme leur mère. Shaye Cohen considère que ces explications sont bancales notamment parce que la raison principale du silence d’Ezra pourrait être que les textes bibliques ne se préoccupent pas de ce deuxième type d’unions (femme israélite / homme étranger).

Il faut peut-être aussi considérer le contexte anthropologique : nous parlons de sociétés dans lesquelles la femme rejoint le groupe de son mari et non l’inverse, donc une telle union ne représenterait pas de risque d’amener de l’étrangeté au sein de la société israélite…
Effectivement, nous sommes dans un contexte d’identités tribales dans lequel la femme suit l’homme et épouse l’identité du mari. C’est un des arguments que l’on peut émettre pour contredire l’idée que la matrilinéarité juive remonte à Ezra.
Le chercheur Victor Aptowitzer a émis pour sa part l’hypothèse que la matrilinéarité serait une conséquence d’une ère primitive où la société israélite aurait été matriarcale et où sa filiation aurait été matrilinéaire. Cette hypothèse a été rejetée par la critique notamment parce qu’elle semble confondre la matrilignée (détermination de la parenté par la femme) et la matriarchie (gouvernement par les femmes).

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Quelles sont alors les hypothèses les plus travaillées ?
Pour ma part, et bien que je ne sois pas spécialiste de cette question, j’ai tendance à penser que la matrilinéarité vient historiquement des traumatismes de la guerre judéo-romaine de 66-70 et de l’insurrection de Bar Kochba (132-135), des « unions mixtes » qui en résultent par les viols de femmes juives par les soldats romains. C’est pile à l’époque de la Mishna où les enfants issus de ces unions sont mamzer. Les Tanaïm, de façon pragmatique, vont vouloir résoudre le problème de la présence de ces enfants non légitimement juifs et changer la loi de façon à pouvoir judaïser ces enfants et repeupler la Judée romaine. Cette hypothèse me semble pertinente mais je dois préciser que Shaye Cohen n’y souscrit pas.
Il y a une autre hypothèse encore qui se base sur le problème des mélanges interdits. Certains chercheurs considèrent que les rabbins statuent en fonction d’un paradigme fondé sur Lévitique 19,19 : les accouplements d’animaux d’espèces différentes et l’hybridation qui statue que l’animal hybride a le statut de sa mère. Donc certains chercheurs pensent que la catégorie de pensée pourrait être similaire, dans la mesure où les rabbins ont l’habitude d’extraire des modèles catégoriques qui peuvent servir à différentes situations.

Quelle est l’hypothèse qui semble la plus juste à Shaye Cohen ?
Une autre thèse va trouver dans l’adage latin Mater semper certa est, pater est semper incertus, « [L’identité de] la mère est toujours certaine, le père est toujours incertain », l’origine de la matrilinéarité juive. En d’autres termes, la présomption de paternité ne peut, selon les rabbins, certifier le statut de l’enfant, seule la certitude de la maternité le peut.
Shaye Cohen retient cette hypothèse d’une innovation juridique du I er ou IIe siècles, notamment parce qu’elle est concomitante d’une autre innovation légale romaine : la mise en place en plus du mariage légal romain (Justum matrimonium), de la possibilité de contracter un mariage valide entre un citoyen romain qui donc dispose du droit de se marier (conubium) et quelqu’un qui en est privé. Dans ce cas, l’enfant prend le statut de la mère. En conséquence, si un citoyen romain épouse une non citoyenne, leurs enfants ne sont pas citoyens romains ; si un citoyen romain épouse une esclave, les enfants sont esclaves ; si une citoyenne romaine épouse un non-citoyen, a priori les enfants sont romains. C’est une filiation matrilinéaire.
Puis au premier siècle apparaît à Rome une loi, la Lex Minicia, qui décrète que l’identité de l’enfant subit le statut du parent le plus bas: à chaque fois, c’est l’identité du parent « défaillant » qui définit celle des enfants. La similitude conceptuelle entre les systèmes romains et rabbiniques demeure évidente.

Entre Ezra et la Mishna ou les Amoraïm, se passent 500 ou 600 ans. Cela signifie-t-il que, plutôt qu’une rupture de la patrilinéarité vers la matrilinéarité, il y a un glissement progressif et peut-être même une cohabitation à un moment des deux systèmes ?
On ne peut pas l’affirmer ; ce qu’on peut dire c’est qu’au IIe siècle se dessine dans la Mishna le principe de la matrilinéarité. Et ce qu’on ne peut pas dire c’est que la matrilinéarité date d’Ezra puisqu’on a des sources de l’époque hérodienne, fin du second Temple, qui montrent que la patrilinéarité est de vigueur. Et parallèlement, il y a le cas de Timothée dans le Nouveau Testament : on est au Ier siècle, son père et grec, sa mère est juive et c’est bien l’identité de son père qui lui est transmise: il n’est pas juif. La seule chose qu’on peut dire avec certitude, avec Shaye Cohen, c’est qu’on ne sait pas. On voit toutes ces hypothèses, on balaye des époques et des cultures assez vastes, mais à la fin, on n’a aucune certitude sur l’origine de la matrilinéarité juive.

La dispersion des juifs ne joue-t-elle pas un rôle aussi dans ce changement ? Passerait-on alors d’une vision territoriale à une vision plus sanguine, ethnique de la transmission.
Cela apparaît même très clairement dans le traité Niddah lorsqu’on parle d’écoulements sanguins et qu’on invoque des catégories ethniques : le judaïsme s’ethnicise au point de vue de la Loi à partir de la catastrophe du Second temple de Jérusalem, c’est certain, alors qu’on a une tout autre modalité auparavant. La structure interne de la société juive change : on passe d’une société hétérogène sans leadership capable de déterminer la halakha, la norme, la doxa, à la fin de l’époque du Second temple, progressivement, à une époque aux premiers siècles, qui est celles des rabbins, et où il y a cette fois une doxa et une praxis, avec des rabbins qui déterminent les frontières de l’identité des individus (qui est juif ?) et des textes – c’est le moment où on décrète quels textes font partie ou non du canon biblique.

 Propos recueillis par Antoine Strobel-Dahan