La cerise sur le ghetto

L’an prochain à Auschwitz

© Summer Wheat, Collision, 2021 – Courtesy: Braverman Gallery, Tel Aviv

Ma vie est un désastre absolu, un splendide naufrage. J’ai passé sur cette Terre plus d’un demi-siècle et, au regard de la somme de mes échecs, c’est comme si je n’avais pas vécu. Je n’ai rien d’accompli qui puisse mériter quelques applaudissements : j’ai erré ici et là sans m’attacher à rien, je ne possède ni voiture, ni stock-options, ni assurance vie, et malgré mes tentatives répétées, jusqu’à aujourd’hui, mes spermatozoïdes se sont montrés incapables de féconder autre chose qu’une bouillabaisse de projets mort-nés – une avalanche d’étreintes sans lendemain. De mon judaïsme, n’en parlons même pas. Je n’ai plus mis les pieds dans une synagogue depuis si longtemps que c’est tout juste si je saurais reconnaître une Torah d’un catalogue Ikea. Quant à ma kippa, la dernière fois que je l’ai aperçue, elle somnolait entre deux caleçons et trois paires de chaussettes, au fond d’un placard qui sert d’abribus à mon chat. Je suis un mauvais juif. La preuve : à cette heure, je n’ai toujours pas mis les pieds à Auschwitz. Je suis allé aux confins du Canada, j’ai visité en long et en large la côte bretonne, j’ai traîné mes guêtres du côté de Brooklyn, j’ai passé plus de temps qu’il n’en faut dans une banlieue cossue de Genève, j’ai arpenté la Bourgogne, exploré le Cantal, sillonné la Côte d’Azur, mais jamais je n’ai trouvé le temps de me rendre là où sont morts ceux qui me ressemblaient tant. Pourtant plusieurs fois, j’en ai eu l’occasion. Un ami qui ne voulait s’y rendre seul m’a supplié de l’accompagner. J’ai décliné, prétextant une soudaine crise d’hémorroïdes qui m’obligeait à garder le lit pendant une quinzaine. Une autre fois, une femme avec qui il m’arrivait de coucher a pleuré dans mes bras afin que je sois à ses côtés quand elle découvrirait l’endroit où ses deux parents avaient péri. Dans l’heure, je l’ai quittée pour ne plus jamais la revoir. Même mon père a essayé de m’y entraîner. Pour ne pas répondre à ses sollicitations répétées, j’ai déménagé loin de lui, sans même lui communiquer ma nouvelle adresse. « Auschwitz, qu’est-ce que j’irais bien foutre à Auschwitz ? » me disais-je sans cesse. « D’abord c’est loin, la cuisine polonaise est dégueulasse, les hôtels pourris, il caille comme pas permis, et le camp en lui-même n’offre rien à voir si ce n’est des bâtiments lugubres qui me rappellent les casernes où j’ai effectué mon service militaire. Et puis, quelle étrange idée d’aller en pèlerinage à l’endroit même où Dieu s’est fait porter pâle, absence si terrible que quand j’entends un rabbin chanter sa gloire éternelle, j’ai comme envie de l’étrangler avec ses Tefillin. »

Tel était mon état d’esprit quand on m’entretenait d’Auschwitz.

Tout a changé avec la pandémie et ses confinements à répétition. Coincé dans mon deux-pièces avec un chat neurasthénique qui ne supportait plus de me voir en continu, privé de sorties, condamné à me tenir compagnie dans un face-à-face qui m’épuisait autant qu’il me désespérait, j’ai renoué avec mon âme juive. Ce fut d’abord quelques pensées mystiques, des envolées métaphysiques où je comparais mon sort à celui des assiégés de Massada. Moi aussi, par la force des choses, j’étais assigné à résidence, risquant la mort si jamais je m’aventurais au-dehors, cerclé que j’étais par une armée de fantassins romains sans masque mais avec casque, horde barbare prête à me postillonner au visage des hectolitres de coronavirus. De peur d’attraper le virus, je finis par ne plus sortir du tout. Toute la journée, je traînais en pyjama dans l’appartement. Quand arrivait l’heure du bilan quotidien, au moment où l’on annonçait le nombre de contaminations et de décès, je me surpris à supplier l’Éternel de m’épargner. Désœuvré au point de jouer au scrabble avec mon chat, je lus d’un trait la Bible que j’utilisais jusqu’alors comme chausse-pieds. Gonflé d’orgueil à l’idée que j’étais moi aussi un descendant de Moïse, je me mis à respecter à la lettre les commandements divins. Je remis la main sur ma kippa et dès lors, elle ne quitta plus mon crâne. J’avais fière allure. Lorsque je me regardais dans la glace, avec mon pyjama et ma kippa, mes joues hâves et mon front plissé, je me trouvais soudain très juif. Mes réserves s’amenuisèrent. Il m’arrivait de jeûner pendant plusieurs jours d’affilée si bien que je fus en proie à des délires de toutes sortes. Un jour, j’étais Moïse qui jouait au strip-poker avec l’Éternel. Le lendemain, je devenais Ben Gourion, bassiste dans un groupe punk à la mode. La pandémie empirant, je me barricadais en condamnant la porte d’entrée avec la penderie de ma salle de bains. J’attendais avec épouvante le jour où, succédant au variant britannique, le variant allemand sèmerait la mort sur son passage. Que deviendrais-je alors ? Dans la confusion qui était la mienne, étranglé par la faim et le désespoir, je prêtais au virus le visage sournois d’un officier nazi qui revenu d’entre les morts chercherait à parachever l’œuvre d’anéantissement entreprise quatre-vingts ans plus tôt. Ce fut alors que je décidais que si jamais je sortais vivant de cette tragédie, je n’aurais d’autre choix que de me rendre à Auschwitz. Après tout, n’étais-je pas devenu moi-même un déporté ? Qu’est-ce qu’un confiné si ce n’est un déporté volontaire qui cesse de vivre et attend la mort dans l’incertitude de son destin ?

Voilà comment un beau matin, une fois que je fus dûment vacciné, j’organisai mon périple prochain à Auschwitz. Il me fallut d’abord trouver un logement. Quelle ne fut pas ma surprise quand je découvris qu’il en existait pléthore sur le site d’Airbnb ! Après de longues délibérations et autant d’hésitations, je finis par arrêter mon choix sur une chambre tout confort qui offrait la possibilité de se servir d’une douche à volonté. Cerise sur le ghetto : le savon était gracieusement offert par le généreux propriétaire des lieux. Je m’empressai de lui écrire : « Cher Monsieur, je souhaiterais réserver votre chambre le temps nécessaire pour visiter de fond en comble le camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau. Depuis tout petit, je pense à ce voyage. Certains rêvent à Rio de Janeiro, à Rome ou à Kuala Lumpur, moi c’est Auschwitz vers où toutes mes pensées se tournent. Si seulement vous saviez combien j’ai hâte de pouvoir enfin m’y aventurer afin d’apaiser ma soif d’exotisme ». La réponse ne tarda pas : « Ravi et quelque peu étonné de savoir qu’il existe encore des gens de votre tribu, j’accède à votre demande. Cette chambre sera la vôtre. Cependant, je compte sur votre discrétion pour ne point alerter le voisinage que j’abrite un des vôtres dans mon logis, cela me risquerait quelques ennuis ». Je l’assurai de ma parfaite compréhension et le remerciai chaleureusement. Phobique depuis toujours de l’avion, j’optais pour un voyage en train. Partant de Paris, je passerai par Struthof, Bergen-Belsen, Ravensbruck, Chelmno, avant d’arriver triomphant à Auschwitz. Qui sait si on ne m’accueillera pas à la gare avec l’émotion de celui qui croit apercevoir, au détour d’un couloir, le fantôme de sa jeunesse passée ?

À ce jour, je n’ai pas fixé de date retour.

On ne sait jamais.

L’histoire est paraît-il un éternel reconfinement.