La genèse de l’inégalité

Pour la mystique juive, bien avant les études de genre, la complémentarité masculin-féminin ne se résume pas à un face-à-face homme-femme.

Revenons au tout début de l’histoire, à la genèse de la relation homme/femme.

Au commencement, Adam est seul, sans une Ève à ses côtés. Dans cette solitude humaine de la genèse du monde, Adam cherche dans tous les recoins du jardin d’Éden une partenaire à son image mais n’en trouve aucune. Et Dieu dit : « Il n’est pas bon pour l’Homme d’être seul. Je ferai une aide contre lui » (Genèse 2:18). Étrange expression qui suggère le paradoxe d’une relation entre les sexes, inscrite dès l’origine à la fois dans la complémentarité et le conflit, la proximité et le face-à-face. Ève est créée contre Adam, à la manière du célèbre adage de Sacha Guitry : « Je suis contre les femmes… tout contre ».

Et ainsi naît la première femme, extraite chirurgicalement d’un côté d’Adam,et non d’une « côte ». Née de lui, elle est donc pour lui à la fois ressemblance et différence, à la fois la même et une autre.

Car si elle est sortie d’Adam, c’est bien qu’elle y était présente ! Adam la portait en lui comme enceint d’elle. Il n’est d’ailleurs défini comme un homme qu’à partir du moment où elle est extraite de lui. Avant cela, à aucun moment dans la Genèse, le premier homme n’est défini comme uniquement viril. Au contraire, lorsque l’homme est créé, au septième jour du monde, sa nature est porteuse de la dualité sexuelle. Il est dit que l’Éternel créa Adam zakhar ounekeva (Genèse 1:27), à la fois « masculin et féminin ».

En clair, l’humanité au premier chapitre de la Genèse est à la fois masculine et féminine, au sein d’une seule chair, celle d’Adam. Et puis, quelques lignes plus loin, au chapitre 2 de la Genèse, la voilà à deux sexes, à deux corps, ceux d’un homme et d’une femme, engagés dans un face-à-face.
Comment réconcilier le chapitre 1 et le chapitre 2 de la Genèse ? Comment la femme a-t-elle pu être créée à la fois en même temps qu’Adam et après lui ?
Pour répondre à cela, les exégètes traditionnels de la mystique juive développent la théorie d’une androgynie originelle. Adam aurait été d’abord été créé comme un être à deux sexes, doté d’un visage d’homme et d’un autre de femme, tournant le dos l’un à l’autre. C’est dans un deuxième temps que Dieu aurait procédé à une coupure, une césure originelle que l’hébreu nomme nessira, qui aurait découpé l’Ève-femme de l’Adam-homme. Séparés l’un de l’autre, les voilà dorénavant en quête de ce qui leur manque, c’est-à-dire de leur moitié perdue.

ADAM, êTRE À DEUX SEXES

Mais il existe d’autres lectures tout aussi traditionnelles de cette humanité créée à deux genres originels. Selon elles, la coupure n’aurait jamais eu vraiment lieu, et une cohabitation entre le masculin et le féminin perdurerait en chacun de nous, hommes ou femmes. L’humanité serait ainsi restée telle qu’elle fut créée à l’origine, selon les termes du chapitre 1 de la Genèse, d’un Adam zakhar ounekeva, masculin et féminin au sein d’un même corps, et ce, quel que soit notre sexe.

Bien avant l’heure des études de genre, la kabbale conçoit donc avec subtilité cette différence entre sexe et genre, c’est-à-dire entre le sexe défini d’un individu (homme ou femme), et les genres qui y cohabitent, dialoguent et se complètent.

Le masculin et le féminin y définissent non pas des identités individuelles mais des manières d’être au monde qui, tour à tour, s’expriment. Le masculin est le genre de l’autonomie, du contrôle du monde et de soi, selon le principe énoncé par le Traité des Pères : « Qui est fort/viril ? celui qui conquiert ses instincts ! ». Le féminin est, au contraire, la capacité à recevoir et accueillir l’autre, le pouvoir de dépen- dre et le renoncement à l’autonomie qui peut aussi constituer une force.

Un genre conquérant et un autre accueillant… un genre autonome et un autre dépendant. Chacun de nous, selon la tradition, devrait être l’un et l’autre, capable d’être tour à tour ceci et cela, autonome et dépendant, conquérant et accueillant, même si l’homme et la femme peuvent incarner différemment ces modalités d’être et ce dialogue intérieur. Aucun de nous ne devrait être exclusivement l’un ou l’autre.
Pourtant, bien des discours religieux fondamentalistes font de cette dichotomie exclusive la justification de leur ordre du monde et la cartographie du rapport entre les sexes. Les hommes seraient, par nature, décisionnaires et en contrôle dans un monde où les femmes ne sauraient être des êtres autonomes ou des acteurs politiques égaux. Aux uns la cité et aux autres l’intériorité, c’est ainsi que l’on pouvait résumer les propos énoncés récemment par une autorité religieuse israélienne, le rabbin Tzvi Tau qui estimait en juillet 2012 dans le journal Haaretz que « la maison est le domaine naturel où la femme exerce ses talents, et non dans l’espace public. Loin des bruits du monde, c’est là qu’elle peut pleinement se réaliser ».
Depuis plusieurs années, au sein de l’ultraorthodoxie juive, se multiplient les discours qui appellent à une séparation quasi-hermétique entre les sexes dans l’espace public au nom de la pudeur ou d’une différence ontologique qui ne tolérerait aucun rapprochement anarchique.
Cherchez la femme… elle n’est plus là. Dans cette répartition du monde, Adam aurait été bien en peine de trouver contre lui, dans son jardin, une quelconque aide.