Le bon chef, celui qui ne s’y croit pas trop

Que nous apprend la psychanalyse de ce qui fait un leader ? Entre le chef tout-puissant et celui qui n’a que les atours du pouvoir, comment se dessine la civilisation ?

© Karl Haendel, Tiger 7, 2021, pencil and ink on paper, 68 x 52 inches
Courtesy of the artist and Sommer Contemporary Art, Tel Aviv

Comment peut-on définir un chef ?

Freud s’est intéressé à cette question du chef dans Totem et tabou et dans Psychologie collective et analyse du moi. Il apporte le fait que si une foule accepte un chef, c’est par amour pour lui. Ce sont les liens affectifs qui unissent la foule au chef et ce lien affectif d’amour provient d’une identification primaire à ce chef en tant qu’idéal. C’est ce processus qui permet au narcissisme de la foule d’être augmenté et permet à chacun d’être prêt à renoncer un peu à sa propre personne.

Dans Totem et tabou, Freud imagine, comme un mythe préexistant à l’état de civilisation, le père de la horde originaire. Celui-ci aurait tous les droits, toutes les jouissances. Tous les autres membres du clan sont soumis à ce père jouisseur, jusqu’à ce qu’ils se liguent contre lui, le tuent et le mangent dans un grand repas totémique. C’est cet assassinat qui permet le surgissement d’un sentiment de culpabilité, lequel conduit à l’instauration de lois qui, certes, vont limiter la jouissance de chacun (interdit du meurtre, de l’inceste, etc.) mais tout en la rendant possible. Avant le meurtre du père de la horde, celui-ci seul jouissait, c’était un pur arbitraire. Cette loi est la condition de la civilisation.

À partir du moment où sont instaurées les lois, il faut un autre type de chef que le chef de la horde pour diriger les hommes. Le chef de la horde était une sorte d’idole, intouchable, et qui faisait ce que bon lui semblait. Une fois la civilisation instaurée, les chefs deviennent des passeurs de loi et soumis à elle, ce sont des chefs garants du symbolique.

Le chef-symbole, lui, ne se prend pas pour le père. En d’autres termes, il ne s’y croit pas trop. Lacan dit : « Si un homme qui se croit un roi est fou, un roi qui se croit un roi ne l’est pas moins ». Le roi doit jouer son rôle mais ne pas trop y croire, sinon surviennent cette toute-puissance et cette idolâtrie. Parce que le chef qui se prend pour une idole n’offre à la foule que deux alternatives : le croire ou le tuer.

Le psychanalyste, d’ailleurs, est sujet au même dilemme : le patient peut bien placer le psychanalyste en position de maître sachant, le psychanalyste doit être capable d’assumer cette image sans pour autant se prendre pour un maître.

La différence entre le symbole et l’idole n’est-elle pas que l’idole est irremplaçable ?

Oui, l’idole doit être décapitée et la fonction tuée. Avec un chef symbolique, on s’en débarrasse et on le remplace, mais la position demeure. La question est brutalement exposée aujourd’hui, alors qu’un chef semble se penser tout-puissant, qui vient d’envahir un pays européen et semble prendre des décisions totalement arbitraires.

Il est frappant d’ailleurs de voir que la communication de Poutine n’est destinée qu’à « sa » foule. Lorsqu’il précise aux médias russes les termes qu’ils peuvent utiliser pour parler de cette guerre (« Maintien de la paix, dénazification, opérations défensives », etc.), lorsqu’il met en scène l’humiliation de ses ministres et leur insignifiance, il affirme à « sa » foule que lui seul, en tant que qui il est et non pas en tant que sa fonction symbolique, peut éviter le chaos, c’est-à-dire leur sauver la vie…

Oui, parce que, autant les gesticulations à l’étranger ne l’inquiètent pas, autant à l’intérieur du pays, il ne peut pas se permettre de contestation réelle sans s’effondrer. Le chef totalitaire a besoin d’un vocabulaire adapté, il ne peut pas se permettre qu’on nuance ou qu’on pense la réalité. Si les médias se mettaient à qualifier ce conflit de guerre d’agression, ou même si ses opposants pouvaient le proclamer à la télé, son idéalisation ne tiendrait plus, et on finirait sans doute par lui couper la tête, réellement ou symboliquement. Le chef-idole va avec le totalitarisme. Pour que la foule soit obligée de demeurer dans le déni, le discours est truqué, les mots sont figés, on ne peut pas en utiliser d’autres, c’est une image retouchée pour correspondre à la vision qui doit prévaloir. Être un chef-idole, c’est penser qu’on est l’origine de tout, et qu’on est indispensable à la survie de son peuple.

À ce titre, le fait que la Haggada de Pessah ne cite quasiment pas le nom de Moïse, qui est pourtant le chef des Hébreux, leur guide dans la sortie d’Égypte et celui qui les conduira en terre promise et leur donnera la loi, pourrait bien être une stratégie pour éviter qu’il ne devienne une idole. C’est un chef symbolique qui, à un moment, doit accepter de se placer un peu en dehors de son peuple pour le conduire, mais sans trop s’y croire. Sans oublier que lui aussi se soumet à des lois et qu’il y aura d’autres chefs après lui.

Et qu’il est rappelé brutalement à son sort puisqu’il n’entrera pas en Terre promise mais mourra à son seuil. Et Moïse est un chef malgré lui, qui ne parle pas par sa bouche parce qu’il est bègue, mais par celle de son frère. En d’autres termes il est imparfait ou, comme dirait Jean-Christophe Attias, « fragile »…

Et il y a aussi le fait qu’il y a Dieu : la loi est transcendante, elle ne vient pas de Moïse. En tout cas, tous ces amoindrissements de l’homme-Moïse pourraient furieusement faire penser à une tentative d’éviter qu’il ne devienne une idole. Mais n’oublions pas que Moïse n’est pas qu’un Hébreu, il a été élevé comme un prince égyptien, il peut donc briller d’une certaine hauteur. Ce qui permet de penser l’articulation entre les deux types de chefs, parce qu’au fond, un chef purement symbole, personne n’en voudrait. Pour accepter d’être chef, il faut un minimum de mégalomanie, il faut faire un minimum rêver, il faut que puissent se produire un minimum ces liens affectifs et ces phénomènes d’identification. Le chef normal ne fait rêver personne. On attend quand même toujours du chef qu’il joue le jeu.

Il y a donc toujours un peu d’idole chez un bon chef, mais il n’empêche pas l’autre de penser.

Donc le chef doit être un peu idéalisé pour pouvoir être chef. Mais que se passe-t-il quand soudain, on se rend compte qu’il n’est pas infaillible, qu’il ne peut ni ne sait tout ?

Cela dépend probablement des périodes. Dans des périodes très chaotiques et clivées comme aujourd’hui, dans des temps inquiets, celui qui ne se présenterait que comme faillible, que comme un simple passeur de loi, ne serait pas satisfaisant parce qu’il ne serait pas assez un soutien. Et la foule risque alors de se tourner vers le chef providentiel et tout-puissant. Dans le fond, il s’agit peut-être de se fabriquer un chef entre les deux, quelqu’un de charismatique qui supporte de se soumettre à des lois.

Une de mes patientes, pour qui rien ne fait sens, a soudain découvert un auteur chez qui elle trouve tout ce qui fait sens pour elle, au point de vouloir imiter les habitudes de vie de cet auteur. Le côté idole est manifeste mais cette fascination pourrait bien être la seule façon pour elle d’ouvrir la voie à un désir qui, autrement, serait inassumable. Dans ce cas, cette fascination pourrait être un passage vers un état dans lequel elle pourra penser par elle-même et faire à sa façon.

Imaginer que l’autre est meilleur, voire parfait, ou même faire semblant d’y croire, n’est-ce pas alors se donner la possibilité de « tendre vers », que ce soit à l’échelle d’un individu ou même d’un peuple ?

On a besoin d’un idéal, c’est certain. Mais lorsqu’un chef apporte une idéologie figée, qui donne intégralement sens à un monde total, il amène avec lui l’idée qu’à la moindre faille, tout s’effondrera. Inconsciemment, il faut donc être dans le déni de toute possibilité de faille, on ne peut plus penser à côté, sauf à risquer l’effondrement total. Et c’est alors que le chef se retrouve en position de devoir éliminer toute révélation possible de la faille, et que naît le système totalitaire.

Donc le chef purement idole serait un chef absolu, pas contestable quand bien même il le serait, parce qu’il disparaît dans la contestation. Le chef purement symbolique, lui, serait démuni de ce pouvoir, voire de tout pouvoir. Et donc la construction d’un chef passerait par un mélange entre l’idéalisation et le fait de « ne pas trop y croire ».

Cette construction n’est pas simple, notamment quand survient un chef providentiel, idolâtré mais qui, souvent, déçoit extrêmement fort et vite. Parce que c’est un décalage tel avec la réalité, un enfermement dans un système clos, alors qu’il n’a évidemment pas les moyens de résoudre tous les problèmes. Il promet en général de se débarrasser des « ennemis », comme si la cause de tous les malheurs était localisable, et qu’il suffisait de s’y attaquer directement, mais la liste des « ennemis » ne peut alors que croître.

Pour revenir au judaïsme, qui honnit l’idolâtrie, les chefs qui sont choisis sont défaillants dès le départ. Cela prémunit-il de l’idolâtrie ?

Certainement, mais il y a aussi la force de la loi dans le judaïsme, qui est centrale. Qui plus est une loi qui est interprétable, où les mots ne sont pas figés, et cela fait obstacle au côté idole. Les fanatiques sont ceux qui refusent l’interprétation de la loi. Quand il y a une vérité unique, elle devient imperméable à la réalité et à sa complexité, et la théorie est totalement explicative. Le chef-idole est seul détenteur de l’interprétation. Le cadre symbolique, lui, donne la liberté de penser, introduit les contre-pouvoirs et permet donc la contestation.

Propos recueillis par Antoine Strobel-Dahan