Le lourd silence

 

À la suite d’une enquête qui constatait l’existence de violences conjugales au sein de la communauté juive dans les mêmes proportions que dans le reste de la société, la Wizo et la Coopération Féminine ont décidé, en 2007, d’ouvrir une ligne d’écoute anonyme.

Entretien avec Nicole Silber, présidente de « NOA – Oser le dire »

Quelles sont les missions et les activités de « NOA – Oser le dire ? » 

NOA signifie « Nommer, Orienter, Aider ». Aujourd’hui, notre rôle essentiel est d’écouter les femmes qui appellent la permanence téléphonique. Ce sont des femmes qui n’ont jamais parlé des violences qu’elles subissent de la part de leur conjoint. Parallèlement, nous rencontrons des présidents de communauté et des rabbins pour les sensibiliser à ce problème. Nous avons également, dans le passé, organisé une formation pour de jeunes élèves rabbins, nous mettons en place des colloques et des conférences lorsque les communautés l’acceptent.

Quel est le quotidien des bénévoles qui répondent au téléphone ?

Dans un premier temps, nous écoutons. Ce sont souvent des récits très lourds, parce que ces femmes ont besoin de se confier sur ce qu’elles vivent parfois depuis des années. Notre rôle est ensuite de les orienter vers les référents professionnels avec lesquels nous travaillons dans tous les domaines: avocats, psychologues, médecins, assistantes sociales, conseillers conjugaux, médiateurs.
Cette ligne est totalement confidentielle, nous ne demandons rien, aucun renseignement; seul cet anonymat permet aux femmes de nous appeler sans crainte d’être reconnues.

Existe-t-il, selon votre expérience, un silence particulier au sein de la communauté juive sur ces problèmes de violence conjugale ?

Il est manifeste que le silence est plus fort au sein de la communauté qu’à l’extérieur. Les femmes juives ont beaucoup de mal à parler, à appeler, à porter plainte contre le père de leurs enfants – il leur est très difficile de lever le tabou et d’oser le dire. Il y a une sorte de honte à parler de ça. Généralement, leur premier réflexe est de parler au rabbin qui, souvent, les écoute avec bienveillance mais ne donne pas suite, minimise, et les rassure quant à l’avenir. Aussi, quand on est mère de cinq ou six enfants, il n’est pas aisé de parler.

La notion de shalom beit, la volonté de préserver le foyer coûte que coûte, pèse lourd dans cette spécificité juive d’un silence qu’il ne faut surtout pas rompre. Souvent, l’élément déclencheur est le moment où le mari commence à devenir violent aussi avec ses enfants. Ce que les femmes acceptaient pour elles, elles le refusent lorsque leurs enfants en deviennent victimes.

LA NOTION DE “SHALOM BEIT” PÈSE LOURD

Que vous disent les femmes qui vous appellent ?

Certaines femmes nous appellent sans avoir conscience de subir des violences. Elles appellent parce qu’elles ont besoin de parler à quelqu’un d’étranger, ce qu’elles ne peuvent pas faire avec leur famille ni avec leurs amies – souvent elles n’en ont plus parce que le mari les a isolées. Elles nous disent « il est un peu nerveux, il est fatigué ». Dans leurs récits, nous observons toujours le même processus en crescendo : au départ ce sont des insultes, suivies de bousculades et d’humiliations et, finalement, des coups.

Pourtant, lorsqu’elles se font injurier, elles ne le vivent pas forcément comme une violence et cherchent souvent leur part de culpabilité.

Pouvez-vous tracer une sociologie des femmes qui vous appellent ? Viennent-elles de tous les milieux ?

Le premier appel que j’ai pris, à la permanence,   c’était  une femme de Neuilly exerçant une profession libérale, donc oui, ce peut être tous les milieux. Mais si je suis honnête, selon les statistiques que nous tenons, 70 % des appels qui nous parviennent viennent de foyers pratiquants – nous nous en rendons compte en fonction de ce que nous racontent ces femmes. Une des raisons en est certainement que notre communication est essentiellement faite dans la communauté juive de la région parisienne. Ce sont probablement des femmes qui n’appelleraient pas le 3919 (la ligne de Violences Femmes Info) ; et elles le font parce que nous sommes une ligne juive.
Depuis la création, nous avons eu 850 appels correspondant à 700 foyers dans lesquels la violence a été signalée rien qu’en région parisienne. Parfois, nous avons des appels de province mais nous ne pouvons pas monter d’antenne là-bas parce que, les communautés étant plus petites, les femmes n’appellent pas, par peur d’être reconnues.

Comment êtes-vous accueillie par les communautés?

Certaines communautés consistoriales, y compris très en vue, ne veulent pas entendre parler de nous. Nous avons en revanche toujours été bien reçus par les communautés loubavitch, qui reconnaissent volontiers l’existence du problème. Cette ouverture augmente parmi les rabbins consistoriaux et le nouveau Grand Rabbin de France a parfaitement conscience de ces problèmes et de la violence que constitue le refus du gett, pour lequel beaucoup de femmes nous appellent. Mais tout n’est pas gagné. Nous essayons aussi de communiquer auprès des directrices de mikvé [bains rituels] qui sont aux premières loges pour voir les bleus, les traces de coups, mais c’est extrêmement compliqué. Nous avons tenté de poser des affiches; elles sont systématiquement arrachées.

D’une façon générale, certains ne veulent pas voir, pas savoir. J’avais demandé au Consistoire qu’au moins un des cours de formation des futurs mariés concerne la prévention de la violence conjugale, mais je ne l’ai jamais obtenu.

Propos recueillis par Antoine Strobel-Dahan