Le rasage dans les camps d’extermination

Le rasage systématique, dès leur arrivée, des déportés internés dans les camps d’extermination, a violemment marqué les témoignages des survivants.

© Ant-1

Charlotte Delbo : « Une fois nues, nous entrions dans une pièce où une prisonnière nous coupait les cheveux. Au ras du crâne. Une autre nous tondait le pubis. Une troisième nous badigeonnait la tête et le pubis avec un chiffon trempé dans un seau de pétrole. La désinfection1 ».

Primo Levi : « Quatre hommes armés de rasoirs, de blaireaux et de tondeuses font irruption dans la pièce ; ils ont des pantalons et des vestes rayés, et un numéro cousu sur la poitrine ». Ils « nous empoignent et en un tournemain, nous voilà rasés et tondus. Quelle drôle de tête on a sans cheveux 2 ».

Charlotte Delbo : « Je cherchais mes amies, et ne reconnaissais personne. Nue et tondue, aucune n’était plus elle3 ».

Tous les récits de survivants d’Auschwitz racontent, avec des talents de plume divers, la même histoire : le voyage, l’arrivée sur la rampe, le rituel de l’entrée au camp. Il faut se mettre nu, jeunes et moins jeunes mêlés, puis c’est le rasage (« Je n’avais pas le moindre poil, cependant on m’a passé le rasoir partout. Tout cela dans le même temps : tondus, rasés4 »), enfin le tatouage sur l’avant-bras gauche. Trois opérations pratiquement synchrones, indissociables qui effacent l’humanité.

Ruth Kluger : « La nudité imposée (…) est dépossession de soi-même, perte d’identité. Celui qui se déshabille de son propre chef dit : je fais ce que je veux, ou même, je me fous de ce que tu penses.
C’est une plus forte affirmation de soi-même. Celui qui est contraint de se montrer nu perd progressivement possession de lui-même. La nudité en elle-même est neutre, c’est le contexte qui fait tout. Et curieusement, cela vaut également pour les deux sexes5
».

Primo Levi : « Considérez si c’est une femme Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux6 »

Certes, il y a un semblant de rationalité dans le rasage comme d’ailleurs dans le tatouage du numéro. Le premier a aussi comme objectif de faire barrage aux poux, vecteur d’un typhus qui ne connaît pas de frontière entre les nazis qui gardent les camps et leurs victimes ; le second a été introduit pour permettre d’identifier rapidement les si nombreux cadavres quand la mortalité a flambé parmi les prisonniers des camps d’Auschwitz, polonais, soviétiques, juifs. Pourtant, ces opérations sont perçues uniquement comme la volonté nazie de déshumanisation des victimes. Y échapper, c’est garder un peu de son humanité. Charlotte Delbo évoque ainsi sa camarade de déportation, Danielle Casanova. « À Birkenau, pendant que nous attendions d’être déshabillées, tondues et tatouées, un SS demande s’il y a une dentiste parmi nous. Danielle se désigne. On la fait passer directement à l’immatriculation. On la tatoue mais on ne lui coupe pas les cheveux ». Malgré des conditions qui auraient dû assurer sa survie, Danielle Casanova succombe au typhus le 9 mai 1943. « Elle reposait, belle parce qu’elle n’était pas maigre, le visage encadré de tous ses cheveux noirs (…). Le seul beau cadavre qu’on ait vu à Birkenau7 ».

Au fil des récits, cheveux ou poils sont parfois à nouveau évoqués. Car ils repoussent, inexorablement. Ainsi Charlotte Delbo se souvient d’une pause près d’un ruisseau et de la Kapo les autorisant, elle et ses compagnes, à s’y laver. « Les poils du pubis, qui avaient été rasés à l’arrivée, avaient repoussé. Ils étaient tout collés par la diarrhée et j’avais beaucoup de mal à les démêler. Si j’avais pu les rendre à leur longueur et à leur frisure, j’aurais eu une vraie sensation de propre, mais il m’aurait fallu tremper des heures. Je frottais, frottais à me griffer, sans parvenir à ce que je voulais 8 ».

De la dernière fois que Charlotte vit Viva (il s’agit de Vittoria Daubeuf, née Nenni, une des quatre filles du leader socialiste) mourante, elle se souvient : « Sans ses boucles, je ne l’aurai pas reconnue. Que ses cheveux ont poussé! comme elle aura souffert longtemps, Viva » et encore : « Demain matin, dans les rangs de l’appel, Viva passera sur la petite civière, avec les pieds qui dépassent, et la tête qui pend entre les brancards de la petite civière. Et peut-être que l’une de celles qui sont debout dans les rangs de l’appel (…), peut-être que l’une d’elles dira en voyant les belles boucles noires de Viva : “Elle a tenu longtemps, celle-là”. Tout un hiver, tout un printemps » 9

Les cheveux ne protègent pas de la mort dans le camp.

1. Le convoi du 24 janvier, Éditions de Minuit, 1965,p. 13. Merci à Claude- Alice Peyrottes qui sait tout de l’œuvre de Charlotte Delbo et m’a indiqué les passages où elle évoquait les cheveux.
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2. Primo Levi, Si c’est un homme, traduit de l’italien par Martine Shruoffeneger ; Julliard, 1987 pour la traduction française, p. 26
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3. Le convoi. id. 4 Henri Borlant, « Merci d’avoir survécu », Seuil, 2011, p. 84.
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5. Ruth Kluger, Refus de témoigner. Une jeunesse, traduit de l’allemand par Jeanne Etoré, Viviane Hamy, 1997 pour la traduction française, p. 157.
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6. Si c’est un homme… id., p. 9.
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7. Charlotte Delbo, Le convoi…, op. cit., p. 62-63.
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8. Charlotte Delbo, Une connaissance inutile, op.cit., p. 64-5
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9. ibidem, p. 66-67.
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