L’exemption et l’exclusion

 

On entend souvent dire que les femmes sont dispensées d’accomplir un certain nombre de mitsvot. Le Professeur Liliane Vana, spécialiste en droit hébraïque, revient sur les origines, les implications et les conséquences de ces exemptions.

© Myriam Tangi Cette photographie de l’artiste Myriam Tangi est issue du projet MEHITZA. Ce que femme voit. Seen by women. L’artiste a compilé 70 clichés pris dans le monde entier de derrière la mehitsa, la séparation matérialisée des femmes dans les synagogues orthodoxes. Ce projet toujours en cours, et auquel participent plusieurs des contributeurs réguliers de Tenou’a, doit aboutir à la publication d’un livre en français et en anglais pour lequel Myriam Tangi a ouvert une souscription de pré-achat. Pour en savoir plus sur ce projet ou contacter l’artiste: http://myriamtangi.canalblog.com

Pourquoi et comment les femmes sont dispensées de certains commandements

On parle souvent d’un certain nombre de mitsvot, de comman- dements, dont sont exemptées les femmes. On dit qu’il s’agit des mitsvot positives liées au temps. D’où ces exemptions nous viennent-elles ?

Permettez-moi d’abord de rappeler que je m’exprime en tant que femme juive orthodoxe et que je ne donnerai que le point de vue de la halakha orthodoxe.La source de cette phrase : « Les femmes sont dispensées des lois positives liées au temps » se trouve dans le traité Qiddushin du Talmud, dans un passage qui formule les règles générales concernant les hommes et les femmes dans leurs obligations d’accomplir les différentes catégories de mitsvot. Cependant, nous allons le voir, de toutes les règles énoncées dans ce passage c’est la seule qui n’en est pas vraiment une, le nombre d’exceptions étant considérable.

Pourquoi, selon vous, les femmes sont-elles dispensées uniquement de certains des commandements liés au temps, et non de tous ?

Les textes talmudiques ne donnent strictement aucune raison. Mais, plus tard, les commentateurs tentent d’en donner leurs explications personnelles, diverses et nombreuses. Cette exemption est étonnante à plusieurs égards. D’abord parce qu’en dehors de quelques rares cas, la Torah n’opère aucune distinction entre hommes et femmes quant à l’accomplissement des mitsvot. Ensuite parce que le fondement halakhique n’est pas commun à toutes les exemptions. Enfin, parce que nombreuses sont les exceptions à la prétendue règle.
Prenons quelques exemples : dans la Torah, une seule mitsva est liée à Rosh Hashana, (appelé Yom terou’a, « le jour de la sonnerie » en Lévitique 23), celle d’écouter le shofar, pour laquelle le texte biblique ne fait aucune distinction entre hommes et femmes. Il en va de même de la mitsva de résider sous la soukka, d’agiter le loulav à Soukkot ou de réciter le Shema’. Pourtant, les femmes en sont exemptées. L’exemption de la récitation du Shema’ est l’une des plus étonnantes, à mes yeux. Selon le Talmud, il s’agit du texte par excellence qui déclare la croyance juive en un Dieu unique et l’acceptation du joug des mitsvot. Les femmes seraient-elles dispensées de ces principes fondamentaux du judaïsme ? Les textes n’en disent rien, les commentaires et les homélies n’en tiennent pas compte.
À l’inverse, nombreuses sont les mitsvot positives liées au temps dont les femmes ne sont pas dispensées: le qiddush de shabbat, la lecture de la megilla lors de la fête de Pourim, les lumières de Hanukka ou l’obligation de manger de la matsa à Pessah.

Percevez-vous alors une cohérence entre celles de ces mitsvot qui sont l’objet d’une exemption et celles qui ne le sont pas ?

Il m’apparaît que le choix n’est pas fait totalement au hasard. Il convient de rappeler un point extrêmement important : lorsqu’il s’agit d’une mitsva que l’homme ainsi que la femme sont tenus tous deux d’accomplir, chacun peut rendre quitte l’autre de l’accomplissement cette mitsva. Ceci n’est pas le cas, bien évidemment, lorsque la femme en est dispensée.
Or, l’analyse de la liste des dispenses m’a permis de constater qu’en l’absence d’exemption, les femmes se trouveraient dans des situations où elles seraient publiquement les égales des hommes. Ainsi, si – par obligation – la femme sonnait le shofar, elle rendrait quitte de son obligation toute personne présente dans l’espace synagogal, y compris les hommes. Ceci, à la différence du qiddush dont les femmes ne sont pas exemptées. En le récitant, elles rendent quittes leurs époux ainsi que toute personne qui les écoutent. Mais cet acte est accompli dans l’espace privé, « non visible » et donc moins « gênant ». Certes, selon les pratiques familiales et communautaires, c’est toujours l’homme qui récite le qiddush. Cependant, j’aimerais rappeler qu’en récitant le qiddush, les femmes rendent quittes de leur obligation ceux qui les écoutent. Il est profondément choquant de constater que lorsque l’époux est absent, certaines femmes demandent à leur fils de 13 ans de le « remplacer ». Ceci me semble indigne, irrespectueux à l’égard des parents, une transgression d’un commandement du décalogue et injuste à l’égard des femmes et des filles benot mitsva de la famille.

Que répondez-vous à ceux qui voient dans ces dispenses une façon de libérer la femme afin de lui permettre de s’occuper de son foyer, de maintenir chacun dans un rôle qui lui reviendrait ?

Pourquoi faut-il « libérer la femme afin de lui permettre de s’occuper de son foyer » ? Ce foyer n’appartient-il pas à l’homme comme à la femme ? Ne pourrait-on pas libérer l’homme également, pour les mêmes raisons ? On ne saurait que le répéter, ce genre de considérations n’est ni halakhique ni judaïque. Cette explication sous-tend des différences de rôles entre l’homme et la femme, différences qui existent sans aucun doute dans notre société, mais relèvent de conceptions psycho-socio-historiques et non de la halakha ou du judaïsme. Aucune mitsva ne prescrit aux femmes et non aux hommes de langer les bébés ou de faire le ménage. J’irais encore plus loin dans le raisonnement halakhique en rappelant ce que l’on ignore généralement : les femmes sont dispensées de la mitsva de procréer (!) – qui n’est pourtant pas liée au temps2… Pourquoi alors reviendrait-il aux femmes d’être « libérées de certaines mitsvot » afin de s’occuper des enfants que les hommes, eux, ont l’obligation d’engendrer? Si l’on suit ce type de raisonnement, c’est plutôt l’homme qu’il faudrait libérer des mitsvot liées au temps afin qu’il puisse accomplir correctement son commandement en s’occupant de sa progéniture. Les textes halakhiques ne parlent pas de rôles assignés aux hommes et aux femmes; ce sont les attitudes – parfois misogynes – de certains Sages depuis l’époque du Talmud jusqu’à nos jours qui répondent par cette pseudo-détermination de rôles. C’est dans cet esprit que – s’appuyant sur un jeu de mots (!) entre deux racines hébraïques (qui, d’un point de vue philologique, n’ont aucun rapport l’une avec l’autre) – Michel Gugenheim, actuellement Grand Rabbin de Paris, écrit : « C’est à l’homme et non à la femme qu’a été confié le soin d’agir pour la construction du monde et son développement »3. « Confié » par qui ? Il n’y a aucun texte qui affirme pareille chose. Ce sont des considérations de type aggadique qui n’engagent ni le judaïsme ni les juifs, des affirmations qui correspondent à la manière dont certains hommes perçoivent les femmes. En revanche, on peut trouver ce type de discours dans les récits aggadiques et dans les midrashim. Heureusement pour nous, la halakha s’impose à tous, ce qui n’est pas le cas de la aggada et du midrash.

Le discours portant sur la « différence des rôles » n’est destiné qu’à renvoyer à des schémas qui, certes, existent dans notre société, mais qui ne relèvent en rien de la loi juive, du judaïsme ou de ses « traditions ».

Le grand et véritable problème est le suivant : la dispense pour les femmes de l’accomplissement des commandements positifs liés au temps a généré, de facto :

  1. L’exclusion des femmes de l’espace public et de la liturgie. À chaque fois qu’il y a une dispense des femmes, il y a une stratégie d’exclusion et de mise à l’écart.
    J’ai pu le démontrer dans un long article où je cite de nombreux poseqim (décisionnaires en matière de halakha) et fournis de nombreux exemples4.
  2. La discrimination des femmes.
  3. Une vision extrêmement négative de la femme5, en dépit de tous les beaux discours que l’on peut entendre…
  4. Accomplissant « moins » de mitsvot que l’homme la femme est considérée comme un être « inférieur ». C’est le terme employé par certains poseqim5. Cela entraîne des conséquences halakhiques graves : par exemple, puisque la femme est inférieure à l’homme, la vie de l’homme prévaut sur celle de la femme. Pour conclure sur ce point, la dispense des femmes de l’accomplissement de certaines mitsvot n’est pas sans conséquences. Elle est à l’origine de l’élaboration de halakhot défavorables aux femmes, de leur exclusion ou de leur mise à l’écart de différents domaines de la vie juive, l’ensemble étant transmis aux fidèles…

sont dispensées de la mitsva de procréer (!) – qui n’est pourtant pas liée au temps2… Pourquoi alors reviendrait-il aux femmes d’être « libérées de certaines mitsvot » afin de s’occuper des enfants que les hommes, eux, ont l’obligation d’engendrer? Si l’on suit ce type de raisonnement, c’est plutôt l’homme qu’il faudrait libérer des mitsvot liées au temps afin qu’il puisse accomplir correctement son commandement en s’occupant de sa progéniture. Les textes halakhiques ne parlent pas de rôles assignés aux hommes et aux femmes; ce sont les attitudes – parfois misogynes – de certains Sages depuis l’époque du Talmud jusqu’à nos jours qui répondent par cette pseudo-détermination de rôles. C’est dans cet esprit que – s’appuyant sur un jeu de mots (!) entre deux racines hébraïques (qui, d’un point de vue philologique, n’ont aucun rapport l’une avec l’autre) – Michel Gugenheim, actuellement Grand Rabbin de Paris, écrit : « C’est à l’homme et non à la femme qu’a été confié le soin d’agir pour la construction du monde et son développement »3. « Confié » par qui ? Il n’y a aucun texte qui affirme pareille chose. Ce sont des considérations de type aggadique qui n’engagent ni le judaïsme ni les juifs, des affirmations qui correspondent à la manière dont certains hommes perçoivent les femmes. En revanche, on peut trouver ce type de discours dans les récits aggadiques et dans les midrashim. Heureusement pour nous, la halakha s’impose à tous, ce qui n’est pas le cas de la aggada et du midrash.

Le discours portant sur la « différence des rôles » n’est destiné qu’à renvoyer à des schémas qui, certes, existent dans notre société, mais qui ne relèvent en rien de la loi juive, du judaïsme ou de ses « traditions ».

Le grand et véritable problème est le suivant : la dispense pour les femmes de l’accomplissement des commandements positifs liés au temps a généré, de facto :

  1. L’exclusion des femmes de l’espace public et de la liturgie. À chaque fois qu’il y a une dispense des femmes, il y a une stratégie d’exclusion et de mise à l’écart.

J’ai pu le démontrer dans un long article où je cite de nombreux poseqim (décisionnaires en matière de halakha) et fournis de nombreux exemples4.

  1. La discrimination des femmes.
  2. Une vision extrêmement négative de la femme5, en dépit de tous les beaux discours que l’on peut entendre…
  3. Accomplissant « moins » de mitsvot que l’homme la femme est considérée comme un être « inférieur ». C’est le terme employé par certains poseqim5. Cela entraîne des conséquences halakhiques graves : par exemple, puisque la femme est inférieure à l’homme, la vie de l’homme prévaut sur celle de la femme. Pour conclure sur ce point, la dispense des femmes de l’accomplissement de certaines mitsvot n’est pas sans conséquences. Elle est à l’origine de l’élaboration de halakhot défavorables aux femmes, de leur exclusion ou de leur mise à l’écart de différents domaines de la vie juive, l’ensemble étant transmis aux fidèles…

Comment glisse-t-on d’une dispense à un interdit ? Pourquoi aujourd’hui interdit-on à certaines femmes de faire des choses dont il est simplement dit qu’elles sont dispensées de les faire ?

Le glissement d’exemption vers interdit relève des pratiques sociales. Dans la pratique juive, deux phénomènes coexistent : la règle de droit que l’on applique ou non, et les pratiques inventées que l’on applique

parfois en dépit, voire au mépris, de la halakha. On invente parfois des règles qui n’ont pas lieu d’être comme, par exemple récemment, des rabbins qui ont voulu, en France ou en Israël, interdire aux femmes de prendre la parole en public, sans qu’aucune halakha ne justifie cela. Ils profitent de la dispense pour les femmes de faire la prière publique, tefillah be-tsibbur, pour leur interdire la prise de parole en public. Le glissement de la dispense vers l’interdiction – surtout lorsqu’il s’agit de l’espace public – est lié à des comportements, au sein de la communauté juive, qui ne relèvent pas du judaïsme mais d’une vision masculine discriminante et sexiste.

De la même façon, de plus en plus souvent, on veut interdire aux femmes d’embrasser le Sefer Torah, par crainte qu’elles puissent être impures. Il s’agit, dans ce cas, soit de mauvaise foi, soit d’ignorance de la part des rabbins qui agissent de la sorte : une femme nidda a parfaitement le droit de toucher les objets sacrés, contrairement à l’homme impur auquel ce contact est interdit. Voilà ce que dit la loi. Il suffirait d’ouvrir le Shulhan ‘Arukh pour s’en rendre compte. Ces règles ne viennent pas de traditions, ce sont des pratiques sexistes et discriminatoires, inventées, et dépourvues de tout fondement halakhique.

Halakiquement, cela pose-t-il un problème qu’une femme accomplisse une mitsva dont elle est dispensée ? Comment expliquer les réactions d’indignation d’une partie du monde orthodoxe face au mouvement de femmes qui portent le tallit ou les téfilines au Kotel ?

On aurait tendance à penser que l’accomplissement d’une mitsva dont on est dispensé ne pose pas problème, mais on pourrait alors se trouver alors face à d’autres règles à conjuguer avec la dispense. Par exemple, concernant la bénédiction à réciter pour les commandements dont les femmes sont dispensées. Il existe deux approches halakhiques. Selon les Geonim babyloniens et Maïmonide, les femmes ont le droit d’accomplir ces commandements mais sans dire la bénédiction correspondante, alors que selon Rashi, elles sont autorisées à dire la bénédiction. La controverse halakhique ici concerne le fait de prononcer le nom divin « en vain », si on récite une bénédiction alors qu’on en est dispensé.

Il en va de même du port du tallit. Selon Maïmonide, les femmes sont autorisées à porter le tallit (sans berakaha). Entre le XIe et le XIVe siè- cles, les femmes en France du nord et en Allemagne portaient le tsitsit qatan en permanence et Rashi ainsi que Rabbenu Tam les approuvaient. Mais au XXe et XXIe siècles, le port du tallit par « Les Femmes du Kotel » suscite des réactions violentes. La visibilité des femmes dans l’espace public dérange… Il est clair que le problème n’est pas halakhique mais essentiellement sociologique, de misogynie et de sexisme.
En avril 2013, Yaaqov Ariel, rab- bin de Ramat Gan, ex-candidat au grand rabbinat d’Israël, a déclaré qu’une femme est autorisée à porter le tallit à condition qu’il ne s’agisse pas d’une revendication égalitariste. Je laisse le soin à vos lecteurs d’apprécier sa réponse. En janvier 2014, un lycée orthodoxe à New York autorise les filles à porter les téfillines.

La dispense pour les femmes de certaines mitsvot a créé une inégalité entre les hommes et les femmes et fut à l’origine de l’élaboration de halakhot défavorables aux femmes, de leur exclusion de la sphère publique et de la liturgie synagogale.

Cette dispense ne serait pas gênante si elle ne portait atteinte aux droits des femmes, n’encourageait les comportements machistes, sexistes, violents à leur égard : si elle n’était pas synonyme de leur exclusion et des injustices dont elles sont victimes.

Propos recueillis par Antoine Strobel-Dahan

  1. Liliane Vana, « Les femmes juives dans les courants orthodoxes en France (1970-2011): Avan- cées ? et résistances !! », dans Le féminisme face aux dilemmes juifs contemporains, Paris, 2013, p. 69-82.
  2. Cette question est longuement analysée dans l’article de Liliane Vana, « Loi juive (halakhah) et bioéthique : Procréation Médicalement Assistée, Gestation pour autrui, Homoparentalité et Mono-parentalité », dans Tsafon 65 (2010), p. 85-110.
  3. Michel Gugenheim, Et tu marcheras dans ses voies, Paris, 2007, p. 39.
  4. Liliane Vana, « ‘Béni sois-tu… qui ne m’as pas fait femme’. Une bénédiction sexiste ou l’infidélité à un idéal juif d’égalité et de liberté? », dans Tsafon 60 (2010-2011), p. 93-129.