MÉRITER SA VIE

 

Le suicide est interdit par la loi juive, parce que l’humain n’est pas « propriétaire » de sa vie. Mais pour que la transgression soit prouvée, encore faut-il que la personne se soit suicidée « en pleine conscience ».

© Leon Bitler, The Stage of Struggle, 2021, Oil on linen canvas, 139 x 104 cm
Courtesy Braverman Gallery, Tel Aviv – bravermangallery.com

Une louange bien connue accompagne Juives et Juifs à leur éveil :
Je te loue, Roi de vie et éternel, pour m’avoir rendu mon âme avec miséricorde. Grande est ta foi.

Pour la tradition juive, comme pour toutes les traditions philosophiques et religieuses prémodernes, l’humain n’est pas maître de sa vie. L’âme, c’est-à-dire notre souffle de vie lui-même, serait avant tout un dépôt, un prêt à durée limitée dans le temps, que le Créateur nous accorderait.

Cette idée apparaît plus encore au travers de la paraphrase qui désigne le suicide dans le Talmud : úòãìÊåîöòÊãáàîä, que nous pouvons rendre par celui qui cause sa perte en pleine conscience ou encore par celui qui perd son essence en toute conscience. La logique est tout d’abord juridique : l’essence de notre vie, notre âme, n’étant pas nôtre, les modalités de la fin de son séjour sur terre ne sauraient nous appartenir. C’est pour cette même raison que la halakha interdit l’automutilation 1. Le décisionnaire R. David Ibn Zimra (Safed, XVIe siècle) y voit même la raison de l’irrecevabilité de l’aveu pénal dans la loi juive. Comme son âme ne lui appartient pas, nous dit-il, l’homme ne peut s’auto-condamner à mort par son propre témoignage 2.

Notre culpabilité, comme pour tout crime, dépend cependant de notre capacité juridique et de l’intentionnalité de l’acte. Ainsi, les suicidés ont souvent été enterrés à la lisière des cimetières juifs, pour marquer ce retranchement symbolique frappant le meurtrier. Mais pour cela, encore faut-il prouver que la personne s’est suicidée en pleine conscience. De nos jours, les décédés par suicides sont généralement considérés comme ayant agi de façon inconsciente ou avec une conscience partielle, particulièrement lorsqu’il s’agit de personnes souffrant de dépression ou d’autres troubles psychiatriques. Ces défunts ne sont frappés d’aucun opprobre social et leurs familles sont accompagnées dans leurs deuils.

Nos vies ne nous appartiennent donc pas totalement. L’époque talmudique était toutefois suffisamment trouble pour que les sages osent décrire la vie comme une grâce. La vie peut parfois être insupportable au point qu’on veuille s’en séparer. C’est à cette pulsion de mort que le talmudiste fait écho dans les Maximes des Pères (4,22) :

Que ton penchant ne te laisse point croire que le Shéol [le monde des morts] puisse être une échappatoire !
Car c’est malgré toi que tu es conçu,
Malgré toi que tu nais,
Malgré toi que tu vis,
Malgré toi que tu meurs,
Et malgré toi que tu rendras un jour des comptes devant le Roi des rois, le Saint-Béni-Soit-Il.

La vie est avant tout un constat, un fait, duquel découlerait la recommandation d’y accorder un minimum de réflexivité. Ce passage propose ultimement une distinction entre deux formes de vies différentes, qu’on retrouve aussi chez les Grecs. C’est la distinction entre le « zôê, qui exprimait le simple fait de vivre, commun à tous les êtres vivants (animaux, hommes ou dieux), et bios, qui indiquait la forme ou la façon de vivre propre à un individu ou à un groupe » 3.

La vie comme fait, comme zôê, existe indépendamment de notre volonté. L’hébreu biblique la rend d’ailleurs par íééç, hayim, d’où découle le éç, hay, l’ordre du vivant tout entier. Dans la prière qui ouvre cet article, Dieu lui-même est désigné comme hay, source de la vie, le dieu rendant à nos corps les âmes qui sont siennes. L’Homme est assigné à vivre, sans qu’aucune échappatoire ne soit possible puisque, selon la tradition juive, même la mort n’est pas une fin. Elle est un retour, la vie revient à sa source, l’âme à son Créateur. À elle d’assumer désormais le bilan de son séjour dans ce monde-ci.

Sans être maître de son existence, l’Homme peut tout de même choisir de ne pas subir sa vie. À lui de savoir sublimer cette vie factuelle en une forme de vie qualifiée, à lui de dépasser le zôê pour atteindre le bios. Le talmudiste ne promet ni plénitude terrestre, ni félicité temporelle. Il propose cependant qu’une vie ayant un sens, une vie dont on peut ensuite défendre fièrement le bilan, est envisageable jusqu’au dernier moment. Le suicide, quant à lui, est à la fois perte de soi et confirmation que cette vie renvoyée prématurément à Dieu n’a pu dépasser le stade de vie nue.
Ces notions d’auto-qualification et de mérite, nous les retrouvons une fois encore dans la prière du matin. La miséricorde dont Dieu fait preuve en nous rendant notre âme, disent les kabbalistes, n’est pas notre existence même mais l’occasion d’élever nos êtres à travers elle 4. Nous vivons malgré nous, enseignait le Talmud, mais les kabbalistes ajoutent que cette vie découle toutefois d’un choix primordial, du choix de l’âme elle-même. C’est en se confrontant à la vie, en tentant de l’emplir d’actes significatifs, que celle-ci espère revenir un jour différemment à la source de toute chose. C’est par sa vie qu’elle pourrait réussir à se délier de la honte inhérente à tout privilège obtenu sans effort. Car la vie n’est ni un don, ni un fardeau, mais une occasion de se dépasser et de se transformer, à travers notre propre action.

1. Tossefta Baba Kama 9,10.
2. Commentaire du Radbaz, lois du Sanhedrin 18,6.
3. J’ai repris la définition qu’en donne le philosophe Giorgio Agamben, Homo sacer, vol. I, Le Pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1997, p. 9.
4. Voir par exemple R. Moshé Hayim Luzzato, Daat Tevounot, chapitre 18.

Je tiens à remercier Noémie Issan-Benchimol pour sa relecture et ses conseils précieux.