MESSIANISME ET FANATISME

Entretiens avec Gérard Haddad

Propos recueillis par Sarah Rozenblum

Sarah Rozenblum Qu’est-ce qui a suscité votre intérêt pour le Messianisme ?

Gérard Haddad Les Biblioclastes (1991) prolongent les réflexions que j’ai développées dans Manger le Livre (1984). J’ai consacré cette première étude au Livre, à son essence et à sa place dans l’économie psychique. L’acte de manger est un acte d’amour car on mange ce que l’on aime. Après cet essai, a germé dans mon esprit la notion de haine du livre liée aux autodafés nazis et aux délires millénaristes de ceux qui vouent au livre une haine particulière.
Les Biblioclastes portent sur la question du messianisme. J’observais que, pour de nombreux juifs athées, leur dernier point d’accroche au judaïsme était le messianisme. Le messianisme a une importance historique considérable mais il n’est pas originellement présent dans le judaïsme. Selon moi, c’est un corps étranger idolâtrique greffé sur le judaïsme sous l’influence de pensées gnostiques. Mon livre aurait dû s’intituler “Les Folies messianiques” et non Les Folies millénaristes. Je n’ai pas osé. Je n’ai pas le courage de Spinoza. J’avais l’impression que ma critique, qualifiant en substance le messianisme d’idolâtrie, risquait de me faire me détacher entièrement du judaïsme. J’étais bloqué, jusqu’à ce que je lise Épître aux juifs du Yémen de Maïmonide. J’éprouvais pour ce penseur une sorte d’antipathie gratuite et ignorante. Je pensais qu’il était dépassé et que ses textes ne disaient rien à notre modernité. J’avais quelques vagues notions de ses écrits. Épître a marqué un tournant dans ma vie.
La pensée maïmonidienne est profondément a-messianique ou anti-messianique. Maïmonide a été contraint de faire des concessions en disant ha mashiah yavo, “le messie viendra”, mais toute personne qui se dit messie est un escroc. L’avènement du messie est une ligne d’horizon que l’on n’atteint pas.

J’ai vécu en Israël de 1985 à 1988. J’y ai rencontré Yeshahayou Leibowitz, professeur de philosophie et de neurologie à l’Université hébraïque de Jérusalem. Un ami, Silvio Yeshua, professeur de littérature à l’Université de Tel Aviv, devant ma ferveur maïmonidienne, m’a offert un livre qui venait de paraître, Emounato shela rambam, La foi de Maïmonide. La première page m’a bouleversé… C’était le livre que je cherchais depuis longtemps. Il me réconciliait avec mon judaïsme.

SR Que dit-il en substance ?

GH Le livre a un côté copernicien. Il évoque la destitution du sujet qu’opère la pensée de Maïmonide. Je remarquais une convergence entre ma formation psychanalytique, les discours de Maïmonide et les écrits de Leibowitz. Je me suis attelé à l’étude du Guide des Égarés, page après page. On a organisé un séminaire au MJLF, rue Petion. Cela a été une expérience intellectuelle prodigieuse, à laquelle a d’ailleurs participé Yann Boissière. J’ai traduit deux livres de Leibowitz avec Yann Boissière, Les fondements du judaïsme et Corps et Esprit.

SR Leibowitz commentant Maïmonide a donc influencé votre vision du Messianisme ?

GH Ces réflexions avaient déjà germé dans mon esprit. La réflexion maïmonidienne sur le judaïsme que je trouvais atypique, un peu étrange, était en fait profondément enracinée dans l’authenticité du judaïsme, dans l’authenticité talmudique. L’intervention de Dieu dans l’Histoire est une blague, elle n’existe pas. Le monde fonctionne selon les lois que Dieu y a imprimées au moment de la Création, qui ne sont rien d’autre, pour Maïmonide, que les lois de la nature.

SR C’est un peu du Spinoza avant l’heure, n’est-ce pas ?

GH Oui, Spinoza s’est beaucoup inspiré de Maïmonide. Maïmonide distingue deux Providences: la Providence générale et la Providence particulière. La première consiste en les lois de la nature. Prenons la question des anges, si importante dans le folklore religieux, pour Maïmonide, quand l’esprit humain ne comprend pas un phénomène, il dit qu’il s’agit d’un ange. Dès lors que le phénomène est expliqué scientifiquement, l’ange disparaît. C’est dire la modernité des écrits de Maïmonide ! À shabbat, j’ai des réticences à chanter betsetrem leshalom, malakhe hashalom…, le verset sur les anges. Mais finalement ces anges, ce sont les lois de la nature.
Les travaux de Leibowitz sur Maïmonide m’ont permis d’approfondir ma réflexion sur le messianisme. Pour moi, le messianisme est une catastrophe lorsqu’il est vécu concrètement. Si l’on veut en faire un idéal, un horizon vers lequel on doit tendre, pourquoi pas. Mais le messianisme a provoqué de terribles catastrophes pour le peuple juif. C’est à cause du messianisme que l’État juif de l’antiquité a été détruit. On doit à ce fantasme pathologique le christianisme, Sabbataï Zvi et aujourd’hui la désastreuse politique israélienne.
Je mets en jeu une interprétation psychanalytique du phénomène. Le messianisme est le fantasme œdipien d’anomie, de fin de la Loi, loi de l’interdit de l’inceste. On nous dit qu’à l’avènement du messie, Kippour sera Ki-Pourim, un grand carnaval, que les problèmes seront résolus, que les inégalités socio-économiques seront résorbées, une fin de l’Histoire. Maïmonide critique cette vision des choses. Pour lui, fidèle à la parole d’Isaïe, le messianisme renvoie simplement à l’idée d’indépendance du peuple juif qui fonctionnera selon son génie propre, c’est-à-dire dans le respect des règles de la Torah. Mais penser que l’Histoire a une fin est une grave erreur intellectuelle.

SR Le Messianisme peut-il être un horizon souhaitable malgré tout ?

GH Je n’en suis pas convaincu. À partir du moment où on le fait entrer dans le concret, les difficultés commencent…
Si le messianisme eschatologique est l’abolition de la loi de l’interdit de l’inceste, son avènement signifierait la fin de l’humanité.
Au demeurant, l’idée messianique n’est pas spécifiquement juive. On la retrouve dans l’islam. L’effroyable État Islamique a, par exemple, repris le mythe de Gog et Magog. J’y vois une des clés de voûte de tous les fanatismes comme je l’ai soutenu dans mon ouvrage Dans la main droite de Dieu. Je n’ai pas besoin de ce fantasme pour lutter en faveur de la paix, de la justice et du progrès.