QUARANTE ans

© Rachel Kainy, Round Stack,
2022, watercolour and shellac based ink on paper, 61 x 46 cm
Courtesy of the artist and Rosenfeld Gallery, Tel Aviv

Place à la jeunesse

Je ne voulais pas du tout écrire cet article. Franchement, je n’ai pas arrêté de le leur répéter : ce n’est plus de mon âge ! Place à la jeunesse ! Depuis quand les octogénaires seraient-ils dans l’obligation de remplir leurs obligations ?
Mais y’a rien à faire : je n’ai aucune autorité sur cette rédaction. Pas plus aujourd’hui qu’au début du XXIe siècle. Depuis plus d’un demi-siècle, le scénario reste le même. Et cette fois encore, Francis Lentschner, notre directeur de la publication, fringant centenaire qui participe au week-end d’hommage à Johnny à Marne-la-Coquette, m’a raccroché au nez. Quant à Antoine Strobel-Dahan, rédacteur en chef à Tenou’a depuis les années 2010, il s’est contenté de simuler une panne de Sonotone pour refuser d’engager avec moi la moindre conversation. Et je me retrouve, en ces derniers jours de l’année 2062, à chercher péniblement les mots et à mobiliser mes souvenirs pour tenter de répondre à leur sollicitation, qu’à nouveau, je n’ai pas su rejeter.

« Dis donc, tu veux pas nous écrire quelque chose sur le chiffre 40 dans la tradition juive ? », m’ont-ils lancé, sans attendre une quelconque réponse.
« Hein ? c’est à moi que vous parlez ? », ai-je tenté d’esquiver.
« Bon, tu as jusqu’à la fin du mois pour rendre ton papier », ont-ils ajouté.
(Je me suis demandé un instant pourquoi cette expression « ton papier » avait survécu : cela fait belle lurette que plus personne n’écrit sur du papier)

Ensuite, j’ai eu beau protester, ils m’ont ignorée. Et je sais très bien ce qu’ils se sont dit, sans pitié : « Ça va, c’est une question très simple pour un rabbin ! Ce sera facile pour elle ! »

Simple, certes, mais elle exige de mobiliser des souvenirs textuels, et de pouvoir encore se fier à la mémoire littéraire qui soude notre peuple, à travers les générations. Or avec les années, je l’avoue, l’accès à cette bibliothèque infinie me semble légèrement verrouillé. Je peine parfois à y ordonner mes souvenirs. Ou alors, quand je m’y trouve, j’ai au contraire du mal à retrouver la sortie. Telle est, dit-on, l’architecture du vieillissement : le chemin de l’esprit à la bouche, ou de la pensée à l’écriture est semé d’embûches, de plus en plus infranchissables.

Je repense avec amusement au début de ma carrière, à ce temps qui semble si lointain où mes soucis étaient tout autres. À l’époque, l’accès au texte était simple mais certains tentaient bizarrement de nous bloquer le passage. Nous étions alors très peu nombreuses à exercer la fonction rabbinique : une poignée de femmes qu’on regardait comme des âmes rebelles ou des esprits subvertis. Difficile à croire aujourd’hui, tant la fonction s’est féminisée.

Le phénomène est bien connu : lorsque les femmes accèdent à un métier qui leur fut longtemps interdit, les hommes désertent cette voie professionnelle. Comme si la fierté virile leur indiquait qu’une fonction qui n’est plus exclusivement la leur ne mérite pas de grands égards ou n’est plus digne de leur intérêt.

Le rabbinat essaie aujourd’hui d’attirer quelques hommes et de se remasculiniser, mais mon fils n’avait pas tort quand il me disait, il y a si longtemps, que « rabbin, c’est vraiment un métier de fille ! » L’histoire lui a donné raison.

Où voulais-je en venir ?
Me voilà donc plus de 40 ans plus tard, à tenter de trouver les mots pour raconter précisément le sens de ce chiffre « 40 » dans la tradition juive.

40 ans est évidemment un chiffre hautement symbolique. Dans la Bible, c’est le temps qu’il faut à nos ancêtres pour traverser le désert. La distance à parcourir n’est certes pas longue. Un bon GPS, ou une version même très ancienne de Waze, auraient considérablement raccourci l’expérience. Quelques semaines auraient fait l’affaire, mais il leur fallut, selon la légende, quatre décennies pour trouver la sortie.

Apparemment, après des centaines d’années d’esclavage, la liberté ne pouvait s’apprendre en accéléré. Les Hébreux étaient sortis très rapidement d’Égypte, dans « l’empressement » dit la Torah… Mais l’Égypte ne sortit pas d’eux à la même vitesse. Ils durent compter les années, et voir mourir toute une génération dans le désert, avant d’atteindre la destination.

40 ans devint donc pour les sages le temps symbolique de la mutation, le nombre d’années qu’il faut toujours pour se libérer d’un héritage pesant et devenir un autre, s’inventer libre et retrouver le chemin d’une promesse.

Et en bien d’autres passages du texte, ce même chiffre raconte une histoire similaire.
Prenez le début de la Genèse, par exemple : le déluge recouvre la terre pendant 40 jours et autant de nuits. Enfermée dans une arche, une famille saine et sauve servira de matrice à un monde en devenir. 40 jours de grossesse d’un univers à naître.

40 jours et 40 nuits, c’est aussi le temps qui retint Moïse en haut d’une montagne pour la plus sacrée des conversations qui eut jamais lieu, celle qui permit l’improbable face-à-face avec Dieu, en haut du mont Sinaï.

Après 40 jours, les Hébreux dans la plaine, ne voyant pas leur leader réapparaître furent pris de panique et replongèrent immédiatement dans la tentation idolâtre. Un veau d’or fut fabriqué, au quarantième jour de l’absence, et il racontait tout ce qui chez eux n’avait pas encore muté et peinait à changer.

Et encore et toujours, ce chiffre vient raconter la possibilité transformative, celle qui dit : bravo tu es aux portes d’un nouveau monde. Sauras-tu les franchir ?… ou au contraire : ton histoire s’arrête là car tu n’as pas su devenir un autre.

Et les récits de la Torah ne sont pas les seuls à murmurer cette histoire. Les mystiques et les calligraphes la reprennent en chœur, chacun du haut de son expertise. La guématria, qui fait correspondre à chaque chiffre une lettre hébraïque, fait de la lettre MEM מ, le symbole du 40.

Regardez-la avec attention et vous verrez ce qu’elle dessine. Elle existe sous deux formes : un MEM final  ם, entièrement fermé sur lui-même, telle une matrice ou une tombe, qui englobe un monde à gestation ou privé de devenir. Partout ailleurs, la lettre MEM מ s’écrit avec une petite ouverture à son extrémité, comme la calligraphie d’un monde en plein accouchement.

Et puis nos sages, si friands d’additions spirituelles et de jeux de lettres et de mots, nous disent que 40 est évidemment la somme de 14 et de 26. Calcul subtil qui évoque pour eux la guématria de la main (yad = 14) et celle du nom ineffable (YHVH = 26). 40 raconte donc « la main de Dieu », c’est-à-dire sa possibilité d’une intervention transcendante sur le monde.

L’Éternel dont la main puissante nous sortit un jour d’Égypte dans la précipitation rejoue la scène en tout temps, pour celui qui sait s’armer de patience ou compter jusqu’à 40. Il dit à tout un peuple pendant sa traversée du désert : « sache intervenir dans l’Histoire comme je l’ai fait pour tes ancêtres ».

Car 40 ans, c’est enfin et surtout l’âge de l’homme qui prend sa vie en main et change son destin. Dans le Talmud, cet homme est extrêmement célèbre. On le nomme Rabbi Akiva, et la légende d’évoquer ainsi son chemin : il était une fois un homme qui n’avait dans sa vie ni Dieu ni Torah… jusqu’à ce qu’il devienne quadragénaire. Et c’est à cet âge qu’il rejoignit la yeshiva pour devenir le plus grand des maîtres.

40 ans, c’est le temps du devenir. En 40 ans, il est donné à chacun de changer.
J’ai bien l’intention de vous en reparler dans 40 ans, en étant à la fois tout à fait moi-même et complètement une autre.