Rabbins beurrés

Le vin est loin d’être interdit dans le judaïsme et l’ivresse elle-même n’est pas absente des récits qu’il porte. Dans le Talmud, le vin apparaît comme substance de conversion, qui transforme le mutique en bavard, le sage en assassin et la mort en jeu d’enfants.

LE VIN A UNE CERTAINE IMPORTANCE DANS LA VIE JUIVE.

Il accompagne les bénédictions, il est doté des capacités de réjouir, de consacrer, de consoler les cœurs tristes et endeuillés. Aucune interdiction légale ne frappe sa consommation. Par conséquent, aucun tabou ne l’entoure. Difficile pourtant de dégager un discours rabbinique sur l’ivresse qu’on pourrait classer comme célébration ou condamnation pure et simple. Sur la question de la mesure, semble bien se dégager une éthique de la modération, que ce soit dans TB Gittin 70a ou TB Sanhedrin 70a. Ni trop, ni pas du tout. Un peu fait du bien, beaucoup abîme. Un peu éveille l’esprit, beaucoup rend idiot. Avec le sexe, le vin est mentionné parmi une liste de choses qui donnent du sel à la vie mais doivent rester modérées.

Tout comme les signifiants vides dans certaines langues, qui n’ont pas de sens par eux-mêmes, le vin est tantôt joyeux et festif, tantôt violent et triste.

Parfois il est l’ami des conversations intellectuelles libérées : c’est le vin du Séder de Pessah où il tient le rôle d’accoucheur de questions, et de réponses. Parfois celui des hommes de peu de valeur qui se perdent en lui. Marque de richesse (le vin vieux), ou d’oubli de la Torah (le vin de Phrygie), le vin est, chez les Sages, une substance qui ébranle. Le soi, les limites du soi, la conscience des frontières et des règles sociales, jusqu’au monde. Il peut métamorphoser car lui-même n’est pas grand-chose : du fruit et de la technique.

Les Sages semblent partager, avec quelques siècles d’avance, le constat de Roland Barthes dans les Mythologies :

« Sous sa forme rouge, il a pour très vieille hypostase, le sang, le liquide dense et vital. C’est qu’en fait, peu importe sa forme humorale; il est avant tout une substance de conversion capable de retourner les situations et les états, et d’extraire des objets leur contraire : de faire, par exemple, d’un faible un fort, d’un silencieux, un bavard; d’où sa vieille hérédité alchimique, son pouvoir philosophique de transmuter ou de créer ex nihilo. »

Substance de conversion donc. Comme on le voit dans le cas des fils de Rabbi Hiyya, ces jeunes hommes silencieux et sans doute pétrifiés par l’importance de Rabbi Yehuda Ha-Nassi dont nous parle TB Sanhedrin 38a, qui se transforment en bavards politiquement hardis une fois qu’ils ont bu.

« Le Messie ne viendra que lorsque les Maisons des Deux Pères seront détruites », lâchent-ils.

Les Maisons des deux Pères, nous explique le texte, sont celles du Resh Galouta en Babylonie, et du Prince, Nassi en Israël.

Ce qui empêche la rédemption sont ces familles importantes qui ont une place d’aristocrates mais aussi de lien avec les pouvoirs publics étrangers et de chefs politiques, avec Rome occupante dans le cas de Rabbi Yehuda Ha- Nassi. La guemara cite même une preuve textuelle à l’appui de leur propos : « Et il sera un sanctuaire, Mais aussi une pierre d’achoppement, Un rocher de scandale pour les deux maisons d’Israël » (Isaïe 8,14).

Rabbi Yehuda Hanassi, choqué de cette audace, leur reproche « de lui jeter des épines dans les yeux ». Mais Rabbi Hyyia, loin de critiquer ses fils et de minimiser leur propos, explique à Rabbi Yehuda Ha-Nassi qu’il ne doit pas en vouloir à ses fils car le vin (yayin) et le secret (sod), de même valeur numérique (70) ont un rapport intime : « Le vin rentre, le secret sort ». Le secret dont il est question ici n’est évidemment pas le petit secret personnel, mais autre chose.

LE VIN RÉVÈLE QUELQUE CHOSE DE LA VÉRITÉ MESSIANIQUE

Ce ne sont pas ses fils qui ont parlé, ça a parlé à travers ses fils. Le vin, qui rend aveugle aux statuts sociaux et à la peur du prince révèle quelque chose de la vérité messianique.

Cette idée que le vin trouble les rapports hiérarchiques et les distinctions usuelles se retrouve dans ce qui semble être une violation explicite de l’éthique de la modération mentionnée plus haut : l’obligation paradoxale qui est faite aux hommes de s’intoxiquer (le terme utilisé vient de la racine BaSaM : drogue) le jour de la fête de Pourim au point de ne plus distinguer le maudit du béni, Haman de Mardochée.

Cette exigence extravagante qui invite à une confusion momentanée des valeurs, voire à leur inversion, n’est pas sans rappeler les carnavals où les fous étaient couronnés rois, et où les hiérarchies sociales et axiologiques étaient subverties. Sans entrer dans le sens profond, et peut-être politique, de cette obligation, il est intéressant de noter que le récit (aggada) qui suit l’énoncé de la règle dans TB Megillah 7b la met en dialectique, voire la vide de ses effets juridiques.

En effet, la guemara relate un festin de Pourim que Rabbah et Rabbi Zeira (tous deux amoraïm de la troisième génération) avaient partagé ensemble, durant lequel ils avaient respecté l’obligation de s’intoxiquer jusqu’à la perte de toute conscience claire. Avec son économie de langage habituelle, la guemara décrit ensuite Rabbah se levant et égorgeant purement et simplement son camarade de beuverie. Le genre d’anecdote glauque à laquelle on s’attend de deux clochards éméchés, certainement pas avec deux sages de la stature de Rabbah et Rabbi Zeira (ce dernier étant par ailleurs connu pour son puritanisme ascétique). Pourtant, malgré la sécheresse littéraire du court récit, on voit très bien ce qui est raconté là : l’alcool joyeux auquel succède l’alcool vomitif, la réjouissance amicale qui dévie, la joie qui, d’un coup devient mauvaise, et un rien qui fait basculer le tout du moment chaleureux au drame. Quand disparaissent les frontières de la personne, rien ne distingue vraiment un Sage du clochard. Le récit dramatique se fait alors comique, un peu comme l’est Pourim, puisque, cuvant son vin, Rabbah est désolé de la tournure fâcheuse qu’a prise leur soirée. Il prie puis ressuscite Rabbi Zeira. Comment ? On n’en saura pas plus. La guemara utilise trois mots pour nous le dire. On pourrait même voir dans ce récit grand-guignolesque de résurrection une réponse, rabelaisienne, aux miracles attribués à Jésus, seul Juif post-biblique auquel est rattachée cette capacité miraculeuse : nous, ce n’est pas en restant sobre et ascétique qu’on ressuscite des morts, mais quand on boit comme des trous et pour réparer un moment d’égarement…

L’année suivante, Rabbah propose à nouveau à Rabbi Zeira de fêter Pourim avec lui. Ce dernier, échaudé, et on le comprend, refuse prudemment en disant que les miracles n’arrivent pas tous les quatre matins. Sous-entendu : la violence et la perte de contrôle qui suivent une beuverie aussi extrême que celle préconisée à Pourim ne sont pas accidentelles. Elles sont consubstantielles au risque inconsidéré pris par les buveurs. Et on ne l’y reprendra plus.

La leçon de cette aggada tout à fait curieuse où on boit, on tue et on ressuscite en un geste, presque comme « pour de faux » dans un gag enfantin : « Allez lève-toi, ce n’est pas vrai, je rigolais, on recommence ? » Peut-être que certaines conséquences de jeux momentanés peuvent être irréparables. Peut-être aussi que la règle se comprend à l’aune de son contexte carnavalesque : elle est elle-même une outrance, un jeu de mots. Ici encore, la aggada montre son rôle de critique et de mise en dialectique de la halakha. L’humour et l’excès, qui sont d’ailleurs souvent les symptômes de l’ivresse modérée, y servent d’antidote au littéralisme. Les récits aggadiques se prennent aussi réflexivement comme objets.