Se raconter des histoires

Rien n’est plus particulier à l’humain que cette formidable habilité à construire des récits, à bâtir des narratifs et à les transmettre.
Ce sont ces récits qui tissent les liens et, souvent, définissent largement notre façon de percevoir le monde.

© Alma Itzhaky, Figurine, 2016 – www.almaitzhaky.com

On a longtemps cru que le propre de l’Homme était de posséder le langage, mais la science nous a montré qu’il n’en était rien. À leurs manières, bien des espèces animales « parlent » et communiquent avec efficacité, dans une langue qui leur est propre.

On a aussi pensé que seuls les humains organisaient des rites funéraires mais les cimetières d’éléphants nous ont vite détrompés.

Et puis, on a dit que le rire était notre spécificité, mais il est maintenant prouvé que nous partageons avec d’autres espèces cette capacité. J’ai lu que certains primates étaient même capables de se faire des blagues, et disposaient d’un sens de l’humour incontestable.

Que reste-t-il aujourd’hui d’un proprement humain ? J’ai fini par me convaincre que si notre espèce dispose d’une spécificité, elle est à chercher du côté de notre capacité à raconter des histoires à d’autres, et à nous en raconter à nous-mêmes. Yuval Noah Harari dans son célébrissime Sapiens ne dit pas autre chose. Il écrit notamment avec beaucoup d’humour qu’on « ne peut pas convaincre un grand nombre de chimpanzés de se réunir pour construire une cathédrale ou partir en croisade en leur promettant que ce faisant, après leur mort, ils vont aller au paradis des chimpanzés et là, ils recevront beaucoup de bananes ».

L’homme peut croire en des récits complexes, et fabriquer un narratif qui le fera agir. C’est là sa vulnérabilité et simultanément son immense puissance. Car avec des histoires qui nous relient les uns aux autres, nous pouvons agir et transformer de manière durable le monde qui nous entoure. Les liens que tissent les récits nous changent et donnent aussi forme à nos univers.

Je pense à cela presque quotidiennement dans ma pratique rabbinique. Je suis témoin de la façon dont les récits de la tradition bouleversent notre façon d’être au monde, et transforment nos repères de pensées. Ils ont des conséquences très concrètes sur la façon dont nous érigeons nos existences.

Le judaïsme dispose de récits extrêmement puissants dont les ressorts centraux sont ceux de la mise en route et de la capacité de vivre avec l’arrachement. Le récit le plus central du rite et de l’identité juive est celui du départ : Abraham quitte son pays de naissance pour devenir un Hébreu, c’est-à-dire un « passeur » et un « passant ». Le fondement de notre histoire n’est pas le lieu de notre origine mais le fait de l’avoir quitté. Et ce départ est répété dans le récit si central de la sortie d’Égypte. La matrice de notre peuple, l’esclavage, est un lieu étroit dont il s’agit de s’extraire une fois pour toutes et de ne jamais y revenir.

Tout commence donc par une rupture et cet élément de cassure est présent encore et encore dans des récits et des rites qui jalonnent la vie juive. Moïse descend du Mont Sinaï et brise les tables de la Loi. Le judaïsme rabbinique est fondé sur les ruines d’un temple détruit dont le souvenir est permanent. Un foyer juif est toujours créé aux sons d’un verre brisé, et l’on pourrait multiplier les exemples de cassures fondatrices dans la tradition qui viennent toutes dire aux générations successives qui les perçoivent : sache que le monde brisé dans lequel tu es né attend de toi que tu (re)construises, malgré les failles de cet univers et malgré les tiennes. Apprends à t’engager sur le chemin de ce qu’on nomme un tikkoun, une tentative de réparation. L’histoire juive puise dans ce narratif une forme de résilience.

De son côté, le récit de la chrétienté est celui d’une possible résurrection, un narratif de renaissance et de salut possible qui construit le monde à sa manière. L’islam, quant à lui, explore de mille manières la promesse coranique de survie dans un milieu hostile et de mise en route vers des oasis à venir. C’est le sens du calendrier musulman indexé sur l’hégire, la mise en route de leur prophète qui modèle celle de ses fidèles à venir.

Chaque tradition religieuse choisit son langage et ses allégories, et construit un narratif qui permettra à ceux qui le parlent ou l’entendent de construire un monde à l’image des histoires qui se racontent. Mais tout le monde n’entend pas les histoires de la même manière et voilà comment, d’un même récit, certains feront un apaisement ou un réquisitoire. Un récit peut produire un univers ou son antithèse. Au commencement, il est le même, mais son interprétation dans un nouveau contexte créera un ordre ou un chaos.

Quelle énorme responsabilité est donc placée sur nos épaules, nous dont la fonction est de préserver ou transmettre les récits. Les conteurs, les écrivains, les parents… et même les rabbins ont dans leur bouche une arme de construction ou de destruction massive. Notre exercice est à la fois sacré et politique. Nos récits pourraient bien décider de ce que nos enfants feront de ce monde.