Ce qui est bien avec la Bible hébraïque, et qui fait en un sens son éternelle actualité, qu’on soit ou non religieux, c’est sa façon de nous ouvrir à la lecture, à la réflexion et au commentaire de la matière humaine pure, sans didactisme lourd ni édification moralisatrice. J’ai déjà eu l’occasion dans ces pages de caractériser la méthode philosophique de la Bible comme une pensée en récit, comme on dit d’un manteau qu’il est en fourrure, pensée dont l’outil principal est l’intertextualité (les renvois, les parallélismes, les allusions, les réécritures), la Bible étant un livre-monde, ou plutôt une collection de livres faisant monde.
C’est ainsi que la Bible nous évite un roboratif traité sur le politique à la manière de La République de Platon pour nous donner à la place un récit historiographique vivace et vivant qui court depuis le livre de Josué jusqu’aux livres des Rois et qui tisse dans les narrations des instantanés saisissants sur le pouvoir, désiré, fantasmé, gardé, jalousé. Où l’on trouve, non pas un modèle de ce que devrait être le gouvernement idéal, mais une description ancrée et particularisée de ce à quoi ressemble le pouvoir réellement exercé, avec les idées de derrière, les passions. Car, s’il existe des invariants humains, c’est bien dans les passions qu’il faut les chercher.
Du livre biblique de Samuel, les philosophes Moshe Halbertal et Stephen Holmes 1 disent qu’il est le fruit d’un Machiavel biblique qui aurait tout compris et tout dit du politique avant tout le monde, comment le pouvoir devient une fin en soi à conserver à tout prix en lieu et place d’un moyen, comment la violence politique peut se retourner contre ses propres sujets, comment il est mis en crise par la question de la succession et de la stabilité. Le bibliste Richard Eliott Friedman a, quant à lui, défendu avec brio la thèse selon laquelle la source dite jahviste (J) ne comprendrait pas seulement les parties les plus juteuses, les plus féminines de la Torah 2, mais également une bonne partie de ce qu’on appelle traditionnellement l’historiographie deutéronomiste. Selon lui, la source jahviste ainsi reconstituée serait le plus ancien livre d’histoire en prose existant 3. Qu’on adopte ou non ces points de vue théoriques (et ils sont, au fond, superflus pour ce qui nous occupe), reste que la prose biblique, pour qui prend le temps de s’y attarder, excelle par son génie de l’usage de la langue pour faire au lecteur des clins d’œil, et lui indiquer subtilement le dessous des choses.
Par exemple, je voudrais montrer comment en quelques versets, nous avons dans le livre de Samuel une des réflexions-en-récit les plus brillantes sur ce qu’est le populisme, idée qui nous tracasse beaucoup en cette période préélectorale chargée et brouillée.
Nous sommes dans le second livre de Samuel 4, au chapitre 15, versets 1-6 (Traduction du Rabbinat, 1899):
1. Quelque temps après, Absalom se procura un char et des chevaux, avec cinquante coureurs qui le précédaient.
2. Chaque matin, Absalom se tenait au bord de la route qui conduisait à la porte, et toutes les fois qu’un homme ayant un procès se rendait auprès du roi pour obtenir justice, Absalom l’appelait et disait: « De quelle ville es-tu ? » À quoi l’on répondait: « De telle des tribus d’Israël. »
3. Absalom répliquait: « Vois, ta cause est bonne et juste, mais on ne t’écoutera pas chez le roi.
4. Ah! continuait Absalom, que ne suis-je institué juge en ce pays! Quiconque aurait un différend, un procès, s’adresserait à moi, et je lui ferais justice. »
5. Et lorsqu’un individu s’approchait pour se prosterner devant lui, il lui tendait la main, l’étreignait et l’embrassait.
6. Absalom agissait de la sorte avec tout Israélite venant demander justice au roi, et il subtilisa ainsi le cœur des gens d’Israël.
Absalom, fils de David, a passé deux ans loin de la cour de son père, après qu’il a fait zigouiller son demi-frère Amnon, en vengeance du viol de sa sœur Tamar (la famille est un peu dysfonctionnelle). Il a passé ces deux ans à la cour de Talmaï, roi de Geshur, qui est aussi son grand-père maternel. Son père est, à présent, prêt à lui pardonner et à l’accueillir de nouveau à Jérusalem.
Mais Absalom, qui est un ambitieux, n’est pas rentré seulement pour faire la paix avec son roi de père: il prévoit de détrôner ce dernier.
Même s’il n’a pas lu Kojève sur l’autorité 5, il sait que l’autorité du Chef de guerre, non plus que celle du Père (hérédité royale), ne suffisent à maintenir un pouvoir, et qu’il y faut celui du Juge, de la Justice, du bien du mal, de l’arbitre. Il est à peine rentré à Jérusalem que les versets nous relatent sa première action en ce sens. Se poser à l’entrée de Jérusalem et aller à la rencontre du peuple. Mieux, court-circuiter le cours normal de la justice en faisant mine de s’intéresser aux gens, à leur histoire, leur origine (verset 2). Le prince prodigue, à peine revenu, se met au niveau du peuple et leur fait ressentir qu’il les voit, individuellement. On a d’ailleurs peut-être là l’ancêtre de nos tractations de campagne dans les marchés. Une élection, ou une succession royale, finalement, c’est pareil, c’est toujours une voix après l’autre. L’entrée en matière d’Absalom brise la glace et offre un prince au contact, là où David, vieillissant, s’est peut-être amolli dans la vie du palais et éloigné de ses sujets. Ensuite, il s’arrange pour caresser chacun dans le sens du poil, l’assurant de la justesse de sa cause tout en déplorant l’état catastrophique de la justice du roi David (verset 3).
Puis, comme il sait que le peuple a besoin qu’on lui instille l’espoir et l’illusion qu’un autre Juge saurait être plus juste avec lui, Absalom peu à peu glisse dans les esprits l’idée de sa candidature (verset 4).
Point notable, l’hébreu pour « je lui ferais justice », vehitsdaktiv והצדקתיו a le double sens de « rendre justice » et de « justifier, donner raison ». C’est ainsi qu’Absalom dit en fait à chacun que si lui était au pouvoir, il lui donnerait raison, gain de cause, victoire. Ancêtre de la fake news et de l’information ciblée, il dit à Jean-Pierre « X » et à Jean-Marc « non-X », avec la même force de conviction.
On passe ensuite au verset 5, un verset exceptionnel dans lequel la Bible nous relate les gestes d’amitié qu’Absalom prodiguait au tout-venant. L’illusion de la proximité, de la fin des barrières, des hiérarchies, dans un pur style balkanyesque avant l’heure. « Pas de salamalecs avec moi, je suis ton frère, tu es mon égal. »
Selon le sens littéral du verset, l’étreinte et l’embrassade sont des gestes duplices mais en soi non-violents. Toutefois, si nous nous arrêtons sur les termes utilisés, lishloah yad לשלוח יד et heḥezik החזיק, en ayant en en tête que le rédacteur biblique ne choisit pas ses mots au hasard, que l’intertextualité est le mode privilégié de la pensée biblique (décontextualiser des termes ou expressions, les recontextualiser, pour signaler un parallélisme ou au contraire illuminer un contraste) et que chaque texte biblique présuppose comme arrière fond l’ensemble des autres (le livre-monde), nous entrons dans un sous-texte fascinant.
L’expression « envoyer sa main » a en effet toujours un sens d’atteinte violente dans la Bible. C’est cette même expression qui est utilisée par l’ange lors de la ligature d’Isaac: « N’envoie pas ta main sur le jeune homme » (Genèse 22,12). C’est encore cette formule qui est usitée pour présenter un cas du droit des dommages dans le Deutéronome, apposé au même verbe à la racine HZQ:
« Si des individus ont une rixe ensemble, un homme avec un autre, et que la femme de l’un, intervenant pour soustraire son mari à celui qui le frappe, porte la main sur ce dernier et le saisisse par les parties honteuses. » Deutéronome 25,11
Le contexte est ici clairement un contexte de violence, d’atteinte à l’intégrité, voire de chantage (la femme qui attrape l’opposant de son époux par les parties ne le blesse pas tant qu’elle menace de le blesser) 6.
Mieux encore, deux chapitres avant nos versets, lors du récit poignant du viol de Tamar par son demi-frère Amnon, on trouve le verset suivant:
« Mais il ne voulut pas écouter sa prière, il usa de force à son égard, lui fit violence et la déshonora. »
II Samuel 13,11
La racine utilisée pour dire qu’il la força est, ici encore, HZQ.
Le rédacteur biblique, en utilisant sciemment ces deux termes avec leurs connotations de violence et d’atteinte à l’intégrité, opère chez le lecteur un effet intéressant. On comprend que les gens sur qui Absalom exerce sa manipulation séductrice ne comprennent rien à ce qui se joue. Mais nous, lecteurs, nous comprenons. Et nous comprenons que ses gestes de bienveillance, de proximité, de sympathie, sont en fait des gestes de violence rentrée, de violence sourde, de violence contre ce peuple même qu’il dit vouloir aimer et juger. Notons en passant que ces renvois subtils à l’affaire du viol de Tamar donnent d’Absalom un air sinistre. Celui-là même que nous aurions pu trouver sympathique parce qu’il avait vengé sa sœur en tuant son violeur, apparaît ici pour ce qu’il est, une personne hypocrite, obsédée par l’honneur et le pouvoir. En ce sens, même sa vengeance ressemble plus à un crime d’honneur et à un règlement de comptes entre membres rivaux d’une même mafia (Amnon et Absalom ne sont pas frères utérins) qu’à un geste de bonté pour sa sœur.
L’unité finit sur le verset 6, qui nous offre ce qui est sans doute la définition la plus concise du populisme: « subtiliser ou voler le cœur des gens d’Israël ».
Résumons le procédé populiste tel que présenté par la Bible: faire sentir aux gens qu’on les voit, eux et qu’on s’inquiète de leur bien-être, critiquer le pouvoir en place et la justice corrompue, promettre qu’on fera mieux en se présentant comme la bonne personne à soutenir, embrasser les gens, tout ceci n’ayant qu’un but: leur voler leur cœur.
Ce faisant, la Bible nous adresse peut-être par-delà les âges un avertissement millénaire envers nos propres inclinations politiques. Derrière nos « mais lui seul sait écouter nos peurs », se cache peut-être un ambitieux sachant manier les mots et subtiliser les consentements.
1. Moshe Halbertal et Stephen Holmes, The Beginning of Politics : Power in the Biblical Book of Samuel, Princeton University Press, 2017
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2. Et qui faisait dire à Harold Bloom et Robert Alter que l’auteur de J pouvait bien être une femme lettrée de l’élite israélite
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3. Richard Eliott Friedman, The Hidden Book in the Bible, Harper Collins, 1998
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4. Selon le partage du canon rabbinique de la Bible
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5. Alexandre Kojève, La notion de l’Autorité, Nrf Gallimard, 2004
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6. Il s’agit peut-être d’ailleurs de la source biblique de l’expression « tenir quelqu’un par les parties »
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Cet article est paru dans le numéro 187 de Tenou’a, « La fabrique des chefs », printemps 2022