Une école juive connectée

Nommée depuis moins d’un an à la direction générale de l’Alliance israélite universelle par Marc Eisenberg, président de l’AIU et le Bureau, Dvorah Serrao a déjà mis toute sa passion, son énergie et ses compétences au service de la transition numérique : un objectif d’envergure à la fois urgent et complexe.
C’est que la vénérable institution fondée en 1860 doit absolument entrer dans le futur, car la révolution numérique est silencieuse mais déjà bien engagée. Alors que l’Éducation nationale accompagne depuis plusieurs années déjà les programmes d’enseignement général, l’enseignement juif se doit d’être qualitatif et engageant dans ses approches didactiques. Il doit être aussi bon ou meilleur que l’enseignement général.

 

© Anna Devís & Daniel Rueda, Digital Rain, 100 x 100 cm
Courtesy Mika Gallery, Tel Aviv

Brigitte SION Dans vos fonctions précédentes, comme directrice du programme Lamorim, soutenu par l’État d’Israël et par des fondations philanthropiques françaises et européennes, vous avez développé des outils et des plateformes numériques pour permettre aux écoles juives françaises d’être plus performantes. Pouvez-vous nous donner un exemple ?

Dvorah SERRAO Histoire-j.com est un parcours éducatif numérique, développé avec Tralalere, et qui est aligné sur les programmes de l’Éducation nationale, c’est-à-dire que l’histoire des Juifs de France est intégrée à l’histoire de France. Pour chaque période, nous nous posons les questions suivantes : Où étaient les Juifs ? Que faisaient-ils ? Quel était leur statut ? Comment ont-ils contribué concrètement à l’histoire de France ? Nous devons enseigner ainsi l’histoire du peuple juif pour ancrer cette identité chez nos élèves. Nous travaillons en partenariat notamment avec le Mahj, la Bibliothèque nationale d’Israël et la Bibliothèque de l’Alliance, et cette plateforme est accessible aux enseignants.

BS Maintenant, vous repensez la mission de l’AIU…

DS Je suis venue avec des questions : qui sommes-nous ? Que signifie le « U » de AIU (N.B. Alliance israélite universelle) ? Nous devons avant tout réfléchir à notre identité afin de développer ensuite de nouveaux projets. Nous avons établi depuis plusieurs années une charte scolaire qui engage chaque famille : égalité des sexes, respect de la loi française, respect de la cacherout, du chabbat et des fêtes, etc. Nous sommes une institution pluraliste, tant du point de vue de la religion que du point de vue de l’enseignement : nous voulons donner la parole à tous, démocratiser le processus pédagogique.

BS En quoi la crise sanitaire a-t-elle changé la donne dans la transition numérique à l’école juive ?

DS La crise a été un événement déclencheur : elle a contraint les enseignants à se mettre au numérique tout en mettant en lumière les manques criants – absence de projecteurs, de manuels numériques, de tablettes. Pendant le confinement, nous avons acheté des tablettes pour les prêter aux enfants qui n’en avaient pas. Mais une tablette n’est pas un gadget, c’est un outil de formation, de progression, de démocratisation, de partage du savoir et des contenus. La crise a rendu encore plus urgente la nécessité de combler « l’illectronisme », c’est-à-dire la méconnaissance et la mauvaise utilisation des outils informatiques, par exemple pour lutter contre les fake news et les discours antisémites. Chaque élève est porteur d’un message. Nous agissons en même temps sur la formation des enseignants et sur les contenus aux élèves.

BS L’AIU a été fondée en 1860. N’est-ce pas une révolution brutale ?

DS Au contraire ! La stratégie que nous proposons se situe dans l’ADN de l’Alliance, à la fois dans la formation des enseignants et dans les contenus pédagogiques. Voici deux exemples : l’éducation des filles était au cœur de la mission de l’Alliance dès son origine. En 1914, près de la moitié de nos 183 établissements était des écoles de filles où elles recevaient un enseignement moderne et quasiment équivalent à celui des garçons. Aujourd’hui, nous voulons encourager et donner les moyens aux filles d’accéder aux études scientifiques, de trouver une profession dans le domaine technologique ou numérique. Pour cela, il faut trouver des modèles de femmes qui inspirent, qui donnent l’envie et la motivation à nos élèves de poursuivre dans cette voie.
À l’époque où l’Alliance était très présente en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, la notion de dialogue et de communication était essentielle pour développer des relations de qualité, de respect mutuel, basées sur la sincérité et l’intégrité. Aujourd’hui, devant la robotisation des processus, nous voulons replacer les relations humaines et l’échange au centre des compétences sociales (nous parlons de midot) qui sont enseignées à nos élèves. Pour faire un bon d’var Torah, il faut apprendre la prise de parole, maîtriser les outils de l’éloquence. Nous voulons tendre la main à tous les élèves, filles et garçons, ceux qui ont de la facilité et ceux qui en ont moins. Cette stratégie s’inscrit dans la mission de l’Alliance et elle a reçu l’adhésion de l’ensemble de la communauté éducative. Tout le monde a compris qu’il faut aller vite.

BS La mise en place des outils et la formation à leur utilisation est la première étape d’un plan beaucoup plus ambitieux…

DS Oui, nous avons déjà passé la première étape, la sensibilisation des directeurs d’établissements et des professionnels du siège de l’Alliance. Cet automne, nous allons former les enseignants et petit à petit, la transition numérique sera mise en œuvre dans les classes, dans tous les degrés à la fois, dès la rentrée 2022. Ensuite nous souhaitons modéliser nos outils pour les mettre à disposition d’autres institutions. Mon rêve est d’organiser une rencontre avec les acteurs de l’éducation juive en France pour réfléchir ensemble à ce qui est véritablement un changement de paradigme dans l’éducation et le management des écoles juives.
L’AIU ne peut pas se permettre de laisser passer le train. Elle doit monter ! Et je rêve qu’elle devienne la locomotive pour l’enseignement juif en France…