Une science des nœuds à détacher

Il existe dans la tradition juive un rite qui revient comme un leitmotiv : celui de la coupe des cheveux.

© Yosef Joseph Dadoune, Le film SION. Ronit Elkabetz, lamentation en compagnie des dromadaires. Poubelle municipale de Ofakim 2005
Courtesy: Galerie Éva Vautier, Nice. Galerie ANNE+, Paris – www.josephdadoune.net

« J’aime bien me rappeler des faits infimes : ils ne prouvent rien, mais ils sont la vie. »

Maurice Merleau-Ponty

Comme le rappelle Marcel Rufo, dans « Détache-moi. Se séparer pour grandir » : « Tout commence par une fusion, où la mère et l’enfant ne font qu’un. Fusion indispensable, où l’enfant puise assurance et force pour partir à la conquête du monde. Cependant il faut grandir et, pour cela, prendre de la distance, afin de gagner de nouveaux territoires d’autonomie et de liberté. Tout le développement psychomoteur de l’enfant, toute vie humaine, apparaît comme une suite d’attachements et de détachements, de conquêtes et de séparations […]. Séparation du ventre maternel, séparation du sein, séparation d’un morceau de soi-même avec l’apprentissage de la propreté… »

Vivre, c’est donc se séparer, quitter, abandonner, faire le deuil. Mais chacune de ces étapes douloureuses permet à l’enfant de devenir de plus en plus un sujet libre et autonome.

Qu’il s’agisse de « se séparer d’une nounou, poursuit Marcel Rufo, ou d’une institutrice, d’une maison, d’un jouet, d’un animal familier, d’un ami, ou d’un proche, chaque fois, l’enfant doit se séparer d’un monde pour pouvoir en conquérir un nouveau. Toute séparation est une épreuve dont il sort grandi et plus humain, une épreuve à travers laquelle il apprend qu’il lui est impossible de gagner s’il n’accepte de perdre, le plaisir de la conquête venant apaiser la douleur de la perte ».

De fait, on ne peut vivre sans liens, mais dès que ceux-ci deviennent trop exclusifs, ils menacent de nous étouffer. Il faut donc pouvoir les desserrer, se détacher, afin de trouver la juste proximité entre soi et les autres. Dans la tradition juive certains rites, lois et coutumes viennent justement rendre possible la bonne gestion de ces liens, fusions et défusions.

En reprenant une formule que Scholem use pour parler de la méthode kabbalistique d’Abraham Aboulafia je dirais que nous avons affaire ici à une « science des nœuds à détacher ».

UN PARADIGME DE LA QUESTION DU LIEN: COUPURE ET COUPE DES CHEVEUX

Il existe dans la tradition juive un rite qui revient comme un leitmotiv dans presque toutes les communautés et qui illustre bien cette idée de coupure liée à la séparation : celui de la coupe des cheveux. Un rite qui se pratique selon les coutumes à deux moments importants de la vie de l’enfant et de l’adolescent. À l’âge de trois ans ou à la veille de l’entrée de l’enfant à l’école dite maternelle et à la veille de la Bar/Bat-mitsva, où le père et le fils, la mère et la fille (parfois même les amis) vont se faire couper les cheveux. Dans certaines communautés, ces événements se font en musique et sont souvent accompagnés de chants, de danses et d’une petite collation. Dans ces deux moments de la vie, cette coupe des cheveux peut être considérée comme un acte de « désistance ». (Voir notre ouvrage coécrit avec Françoise-Anne Ménager, Bar-Mitsva, un livre pour grandir, Assouline, 2005)

COUPURE ET LECTURE

La coupe de cheveux de l’enfant rentrant à l’école vient marquer la séparation qui a lieu avec la maison et le lien privilégié que l’enfant entretient avec sa mère qui s’en est particulièrement occupé, même si on sait que dans les nouvelles générations les pères prennent une part de plus en plus grande dans la vie de l’enfant.

Cette séparation avec la maison et les parents est vécue comme une rupture et une perte, que l’entrée dans « le monde des lettres » et du Livre permet de surmonter. À cette occasion, il existe aussi une coutume d’offrir des gâteaux au miel en forme de lettres d’alphabet à l’enfant qui découvre son nouveau monde dans la douceur et associera ainsi les lettres et la lecture et le savoir en général à quelque chose de doux et d’heureux.

CHEVEUX ET LE CHÂLE DE PRIÈRE: LE TALLIT

Ce lien entre la coupe de cheveux et la lecture se retrouve encore dans le rite de la Bar/Bat-mitsva, ce temps privilégié pour ces liens qui se font et se défont, se dénouent et se renouent. Liens affectifs, familiaux, communautaires, amoureux, pédagogiques, philosophiques, idéologiques, etc.

Et je pense qu’il est important ici de souligner la relation qui existe entre les cheveux et l’objet rituel du châle de prière appelé tallit. Un châle aux quatre coins duquel sont nouées des franges dites tsitsit. Un nouage symbolique de tours et de nœuds dont le nombre équivaut symboliquement à la valeur numérique d’un des noms de Dieu, 39, nombre qui, en hébreu, se dit tal, la « rosée », et qui a donné son nom au châle de prière, tallit (voir mon Concerto pour quatre consonnes sans voyelles, Payot-poches).

C’est un verset du prophète Ézéchiel qui en établit la corrélation et l’équivalence : « Et il avança une forme de main, et me prit par la chevelure de ma tête, et l’Esprit m’éleva entre la terre et les cieux, et me transporta à Jérusalem, dans des visions de Dieu, à l’entrée de la porte [du parvis] de dedans, qui regarde vers l’Aquilon, où était posée l’idole de jalousie qui provoque à la jalousie. »

Ce qui est traduit ici par « la chevelure de ma tête » se dit dans le verset  ציצת ראשי , tsitsit roshi !

Les tsitsit, les franges rituelles du tallit deviennent ainsi l’équivalent symbolique des cheveux et l’on comprend dès lors l’importance que peut avoir, au centre des rituels de la Bar/Bat-mitsva, le châle de prière, le tallit qui, avec ses franges rituelles, ressemble à des nattes ou des tresses que l’on met sur soi, que l’on porte sur la tête, dont on s’enveloppe, que l’on enlève et que l’on coupe donc symboliquement à chaque fois que l’on accomplit le rite.

Ce qui permet aussi de mieux comprendre pourquoi, lors de la cérémonie de la coupe des cheveux à l’occasion de l’entrée à l’école, l’enfant reçoit son premier tallit qatan, un petit châle de prière, qu’il portera en permanence sur lui, en dessous de ses vêtements ou au-dessus, selon les traditions. Pour les garçons et les filles dans les milieux libéraux.

L’occasion aussi de souligner que le mot cheveux, se’ar en hébreu, est un homographe de sha’ar, qui signifie la « porte ». La coupe de cheveux est toujours à vivre comme une traversée d’une porte, qui nous fait passer d’un monde à un autre et, en général, toujours pour le bien et le mieux. Comment ne pas penser dès lors à Baudelaire pour conclure cette note en bas de page d’un livre à venir :

[…]
« Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues, Vous me rendez l’azur du ciel immense et rond ; Sur les bords duvetés de vos mèches tordues Je m’enivre ardemment des senteurs confondues De l’huile de coco, du musc et du goudron. »
[…]

© Yosef Joseph Dadoune, Un peu pour vivre s.v.p. 1997, cordeau de paille, ficelle de coton, dimension variable
Courtesy: Galerie Éva Vautier, Nice. Galerie ANNE+, Paris – www.josephdadoune.net