Utopies intimes

L’an prochain en utopie

  © Eldar Farber, Beresheet Forest (Yarkon, Tel-Aviv), 2019, Oil on Canvas Mounted on Wood, 24X29 cm
Courtesy of the artist and Alon Segev Gallery

Je ne hais pas tout à fait les voyages ni les explorateurs, pour pasticher l’incipit de Tristes tropiques ; à dire vrai je n’en raffole pas non plus. Quand il est question de partir, ne serait-ce pas bien loin, il faut user de patience pour me convaincre. Je me trouve assez bien, calé dans mon fauteuil, à mon bureau. Je suis d’un casanier à faire enrager mes proches. Certes, une fois sur la route, je ne suis pas toujours mécontent qu’on m’ait forcé la main. Si je rechigne devant les embarras des préparatifs, des bagages à boucler, si cette petite logistique fébrile des départs me fait regretter la quiétude du sédentaire, je ne me plains pas, le plus souvent, de m’être laissé faire. « Tu vois que ça valait la peine ! ». J’acquiesce en bougonnant ; se pourrait-il que je sois heureux ? Quelque chose se serait-il soudain ouvert ? Je crois qu’au revers de ces considérations, insiste l’ambivalence de mes utopies intimes ; elles valent au-delà de moi, il me semble.

Je ne suis pas grand voyageur, on l’aura compris. Sans doute, la période commence à me peser. Je m’installerais bien, d’abord, à quelques mètres de chez moi, à la terrasse d’un café (à l’heure où je relis ces lignes, c’est à nouveau possible depuis peu !). Après ce prometteur début, j’irais bien voir du côté de cette Mitteleuropa que je connais mal, que j’ai trop tardé à fréquenter, d’où viennent mes arrière-grands-parents, en remontant le cours du Danube, comme à l’invite de Claudio Magris – quoiqu’il faille, dans mon cas, y ajouter ceux de l’Oder et de la Vistule. Mais au fond, si je m’interroge sur le lieu intérieur que j’aspire à rejoindre, je ne peux m’empêcher de penser à une lettre inquiétante de Kafka.

« J’ai souvent pensé que la meilleure façon de vivre pour moi serait de m’installer avec une lampe et ce qu’il faut pour écrire au cœur d’une vaste cave isolée, écrit Kafka à Felice Bauer, dans une lettre fameuse de février 1915. On m’apporterait mes repas, et on les déposerait toujours très loin de ma place, derrière la porte la plus extérieure de la cave. Aller chercher mon repas en robe de chambre en passant sous toutes les voûtes serait mon unique promenade. Puis je retournerais à ma table, je mangerais avec ferveur et je me remettrais aussitôt à travailler. Que n’écrirais-je pas alors ! De quelles profondeurs ne saurais-je pas le tirer ! Sans effort ! » Cette image de Kafka m’a longtemps fasciné.

N’ai-je pas cherché, moi aussi, et bien que vivant d’une vie fort protégée, à me garder de quelque menace ?

De la chambre de Gregor Samsa au Terrier, cet espace insiste dans l’œuvre de l’écrivain praguois, en vis-à-vis d’une attirance pour le dehors, l’errance. Un texte de Roger Laporte évoque cette ambivalence, le retournement du dedans et du dehors chez Kafka, comme en chiasme. J’ai plus qu’à mon tour eu ce fantasme d’un lieu coupé de tout ou presque, protégé, dont peu importerait le confort, et qui, dans son isolement même, s’ouvrirait paradoxalement à la vacance de l’écriture. C’est aussi l’enjeu littéralisé d’un roman de Bernard Pingaud, Au nom du frère. Il raconte un curieux « partage des tâches » décidé par deux frères, l’un ne faisant qu’écrire, reclus dans une pièce, et l’autre vivant pour subvenir aux besoins des deux. Cette fantasmatique a quelque chose de terrifiant ; la mort y rôde.

Mort, renaissance. N’est-ce pas là le mouvement fantasmatique de tout voyage initiatique, tel que, chez Kafka, il rencontre comme une essentielle incertitude ? On relierait ce motif à quelque grotte primordiale ; à cet espace-temps matriciel et destinal, dont de nombreux mythes sont traversés. Il y aurait un savoir du fœtus, que celui-ci oublie pour naître, du mythe d’Er (Platon) jusqu’au Talmud, selon des modalités fort différentes, qui en modifient la portée. Il y aurait une temporalisation de l’hébétude de l’enfance qui ne survient que dans l’après-coup : le voyage est l’écoute d’un lointain appel encore inaudible, et qui ne le serait que d’être transformé.

Quand elle avait l’âge de mes premiers voyages, où ma grand-mère maternelle s’est-elle cachée pendant la guerre ? Je veux dire : je sais à qui elle doit la vie, à quel héroïsme – le mémorial des Justes de Yad Vashem en porte témoignage –, mais d’un point de vue matériel, à quoi ressemblait la pièce concernée, dans cette maison modeste d’un village français ? Cette question était comme en suspens en moi, je m’en rends compte aujourd’hui. Et mes autres grands-parents, comment étaient les lieux où ils se sont réfugiés ? Je me heurte à la butée de l’histoire. Aux voyages de la mémoire que j’ai reportés, dans l’attente d’être prêt. On ne peut être un juif ashkénaze, dont les grands-parents ont eu à fuir pendant la guerre pour se donner une chance de survivre, et convoquer sans trembler l’imaginaire kafkaïen. Mais n’ai-je pas cherché, moi aussi, et bien que vivant d’une vie fort protégée, à me garder de quelque menace ? D’où m’est-elle venue ? Les plans se superposent ; le psychisme s’ombre d’une dimension qui l’excède. Il faut avancer ici avec prudence, pour ne pas céder à l’indécence des identifications.

La cave de Kafka, d’accord. Mais j’ai en moi une autre utopie intime, ouverte aux quatre vents. Ce n’est pas quelque fiévreux appel du lointain qui retentit, exotisme des grands et périlleux voyages, mais le simple écart que suggère tantôt une bifurcation, telle qu’elle donne le sentiment instantané d’un lieu autre. Pas nécessairement paisible, mais désirable, parce qu’attenant à l’imminence de l’énigme. Ambivalence, encore. Ces soudaines trouées peuvent se frayer à même le plus banal du quotidien. Quand cela survient, je me risque parfois à quelques lignes, pour traduire un peu de ce soubresaut, pour le prolonger.

Trottoirs détrempés par dimanche de crachin
une antenne se dresse sur la ligne de faîte des arbres
dans l’alignement parfait de la rue presque vide
un cri d’enfant dans mon dos
je fais volte-face
le sommet de la butte est surmonté d’une barre d’immeubles
précoce bloc d’ombre jeté là
qui hâte la nuit.

À première vue, ces deux motions sont antagonistes. D’une part, l’assignation à quelque espace clos et retranché – une version plus amène en serait la chambre proustienne, tapissée de liège. De l’autre, non plus ce lieu fixe et claustré, mais au contraire le tropisme même de l’ailleurs, incessamment relancé. Stase contre ligne de fuite. Et pourtant, il va de soi que ces polarités se répondent, qu’elles se compliquent de leur mouvement opposé, qu’elles scandent les battements d’un même désir, d’un certain sens de l’aventure. Que l’écriture peut le prendre à sa charge.

En mars, mon premier roman est paru, Le détour. Publication reportée d’un an, pour cause de premier confinement. J’écris depuis l’adolescence, il m’a fallu du temps. Quel « détour » ai-je nommé ici ? Quel sens ai-je voulu lui donner ? Il m’est tentant de l’interpréter, mutatis mutandis, comme cette lente préparation à l’écriture, selon le schéma qui conduit le jeune Marcel à l’auteur Proust – scénario de mise en abyme de la vocation d’écrivain qui a tant et tant infusé dans la littérature française. Mais ce serait supposer à cette écriture une sorte de vérité que, depuis l’après-guerre, il n’est plus loisible de lui accorder. Qui peut encore y croire ? Si la littérature ne peut plus être la «vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue», comme le dit Proust en une formule célèbre et magnifique à la fin d’À la recherche du temps perdu, c’est que le détour de l’écriture doit mener ailleurs. Mais où ? Et quelle clarté peut malgré tout y être encore conquise ?

Au fond, il pourrait y avoir dans le cheminement de l’écriture, dans son voyage, une ouverture de l’espace intérieur mais aussi du temps, une attention à une certaine étoffe temporelle, un certain pli de la temporalité humaine auquel répondrait la structure de la parole même, dans son adresse à l’autre. Nous ne sommes peut-être plus très loin d’une certaine idée non pas exactement du messianisme, mais de ce qu’on peut appeler la messianité du temps ; me revient la lecture ancienne d’un beau livre de Gérard Bensussan, en dialogue avec Levinas, Derrida et Rosenzweig. Et la Jérusalem de l’année prochaine, pour le juif français, laïque que je suis, peut en être une métaphore.

Je repense aux retours de la synagogue, après l’office du premier soir de Kippour, en compagnie de mon grand-père ; les années se confondent dans un silence bruissant. Nous marchons côte à côte ; nous séparent l’affection tue, le respect un peu distant, le vertige du temps. Il me semble guetter quelque chose. Attente de l’indéfini, espoir de l’inespéré : instance d’une parole qui serait enfin juste, à l’adresse de celui qui vient. Ce soir, je relève les yeux de ma feuille, je regarde vers le clair-obscur au seuil de la porte entrouverte d’une chambre ; je sais qu’un enfant y dort. Demain, je lui tiendrai la main sur le chemin de l’école, nous bavarderons un peu ; nous parlerons de ce voyage que je lui ai promis, quand il aura cinq ans, sur lequel il compte. Et sur le sens du voyage, par sa voix hésitante, serai-je peut-être enseigné.