Yol, chemin

Ma première rentrée

© Angela Strassheim, Untitled (Boys In The Woods), 2007

Octobre, 1951. La terrible guerre est finie depuis six ans à peine. Atatürk, le fondateur de la République laïque, Père et Sauveur de la Nation, est mort depuis une douzaine d’années, en 1938. Il a laissé en héritage un réseau serré d’écoles primaires publiques, gratuites, laïques et obligatoires, qui couvre un vaste territoire de 770 000 km², jouxtant d’un côté les Balkans et de l’autre, l’URSS et le Moyen-Orient. Tout enfant de nationalité turque doit être scolarisé dès l’âge de six ans. Après les années de désastre dans le monde, l’heure est à la reconstruction des nations, de la démocratie, de la laïcité, souvent imposées en exerçant une certaine contrainte sur les opinions récalcitrantes. Ben-Gourion et Atatürk imposent à peu près au même moment la suprématie d’une langue nationale, de tonalité et de coloration nationalistes et profanes.

C’est dans cet esprit qu’un peu avant l’âge de six ans, je prends le chemin de l’école primaire turque. C’est un vaste bâtiment ancien situé dans un beau quartier où habitent les ministres du jeune parti démocrate. Mais tout en bas de la colline où se dresse la belle école coule un ruisseau pollué, bordé de bicoques. La volonté du parti démocrate est de faire cohabiter dans une même classe enfants riches et pauvres. Les uns viennent à l’école dans une Cadillac conduite par un chauffeur, les autres ont les pieds nus dans des vieilles godasses trop grandes pour eux. Les classes sont immenses, hautes de plafond, chauffées par un seul poêle à charbon pour soixante-douze élèves, chiffre inoubliable. Au fond, les grands dadais pauvres, cancres et redoublants. Devant, sous le regard de la maîtresse et d’Atatürk, dont le portrait à la prunelle bleu d’acier trône au-dessus du tableau noir, les enfants propres du sommet de la colline. Un peu comme si le lycée Henri IV avait pour vocation d’accueillir tous les jours, sans distinction, les enfants de la Montagne Sainte-Geneviève et ceux des tanneries de la Bièvre. La maîtresse est une hussarde de la République, vêtue d’une blouse noire, vieille vierge mariée avec fougue à la cause d’Atatürk : enseigner aux enfants de la nation, pendant les cinq années d’école primaire – on gardait la même maîtresse pendant cinq ans, pour le meilleur et pour le pire – l’alphabet, la lecture et l’écriture, le calcul, la langue et la grammaire, l’histoire et la géographie de la glorieuse nation turque et celles du vaste monde aussi.

Je sors d’un douillet cocon familial où je ne parle que le français. J’entends le turc dans la rue, mais il est comme une rumeur familière, je ne connais pas de mots, je ne connais pas la langue. Ce matin-là, ma mère me confie à la hussarde en noir et s’en va. Je porte une petite cape rouge comme celle du chaperon rouge, la maîtresse attendrie me prend par la main et me conduit dans l’immense classe aux soixante-douze élèves en tablier noir et col blanc, dont deux seulement sont comme moi : une juive et une grecque, nous sommes trois non-musulmanes. Le choc est tellement brutal que cinquante ans plus tard, j’y ai consacré tout un livre 1. Je l’ai écrit, la gorge nouée, comme lorsque j’avais commencé à déchiffrer les contes de Grimm et de Perrault traduits en turc.

« L’expulsion du paradis est brutale et sidérante. Elle a lieu le 10 novembre 1951 à 9 h 05 précises. Pas un citoyen qui ne sache cette date et cette heure qui sonne en permanence comme un glas. Pas un magasin ni une échoppe ni une poste ni une école ni une classe qui n’ait, accroché à son mur face à la porte d’entrée, de sorte que jamais nul n’échappe à son regard bleu d’acier, d’azur et de velours, le portrait d’Atatürk en smoking et nœud papillon. Impossible d’y échapper. Au-dessus du tableau noir, il surveille les A et B et C des vingt-neuf lettres de l’alphabet turc. Le premier que j’apprends et le plus long. Avant les vingt-six lettres du français et les vingt-deux lettres de l’hébreu.

« L’école est loin, très loin. De la maison jusqu’à l’école, aller vers le turc est comme aller vers un pays étranger. YOL est le mot turc pour dire chemin. Dans la nouvelle langue, qu’un mot si bref, yol, désigne un parcours aussi long et compliqué est à la fois déconcertant et stimulant. Le turc se présente dans la fraîcheur et l’insolence de son étrangeté : libre, délié, arbitraire. L’enfant entend chaque particule sonore avant que, mises bout à bout, elles forment ensemble une phrase, une histoire. Et au fil des pas, yol devient non seulement le mot qui désigne tous les chemins, mais aussi l’unique, celui parcouru chaque matin pour aller à l’école et qui se matérialise dans une topographie, comme les gigantesques dessins de l’île de Pâques. Marcher dans la ville devient ainsi un exercice de lecture et d’écriture, de géométrie et de géographie. »

Je me souviens de l’atlas que je consulte encore aujourd’hui. Il commençait par le système solaire, la trajectoire elliptique de la Terre autour du soleil, les planètes, les phases de la Lune. Puis sur une double page s’étalait la carte des continents, avec leurs reliefs et les pôles figurés en blanc. Ensuite, les reliefs étaient remplacés par tous les pays du monde avec leurs noms. Et sur une page à part, les drapeaux de tous les pays qu’il fallait savoir identifier. Et seulement après venaient les pages de géographie, pays par pays. Sur le long chemin de l’école qui était tout en montées et descentes, sur mes petits pieds et mes petites jambes, avec les images de mon atlas dans la tête, j’avais l’impression de dessiner la courbure de la Terre. Dans la rue, il y avait des pauvres et des riches, des propres et des sales, des mendiants et des voitures, et beaucoup de piétons. Les voitures n’étaient pas nombreuses dans les années cinquante. Chaque matin je croyais parcourir la planète à pied, j’étais citoyenne du monde, je le suis restée.

En 1951, Staline était encore notre voisin de palier. Le plan Marshall distribuait une fois par semaine, à la récréation, du lait chaud et du fromage à tous les enfants des écoles. La semaine commençait et s’achevait par le lever du drapeau rouge dans la cour de l’école et l’hymne national sanglant chanté par nos petits gosiers. Parfois, l’armée défilait dans la rue, mes parents étaient crispés, ils me serraient la main. Février était la saison des vaccins obligatoires à l’école, ça sentait la teinture d’iode dans les couloirs. Louis Pasteur, nous expliquait la hussarde en blouse noire, était le sauveur de l’humanité, presque au-dessus d’Atatürk.

Dans cette école violente et contraignante, sur ce chemin semé d’embûches, j’ai appris les bases de ce qui a fait de moi un être humain. Plus tard, tout au long de longues études choisies et aimées, rien n’a été aussi fondamental, aussi précieux et désirable, que ces premiers jours de classe d’école primaire. Avec ce désir d’apprendre, cette obligation d’apprendre, parce qu’Atatürk le voulait, que la maîtresse le voulait, que mes parents le voulaient et qu’il le fallait. Je suis restée cette enfant qui veut apprendre. Pour chasser les ténèbres et l’ignorance, disait la maîtresse turque.

Aujourd’hui, j’accompagne avec la même émotion les premiers pas de mes petits-enfants dans l’apprentissage scolaire. Je regarde les voitures défiler et déposer des petits endormis au seuil du savoir. Rares sont les écoliers qui vont seuls à l’école avec des rêves dans la tête, la rue est devenue dangereuse. Rares sont aussi ceux qui savent la pauvreté de l’autre. Dans mon école, il y avait un réfectoire à part pour ceux que l’on nourrissait gratuitement. Ça sentait bon, ça faisait envie. Ce n’était pas une honte ni une tare, mais un fait. Un fait aussi que l’on aide ceux qui n’avaient pas assez. Tout en bas de l’échelle, il y avait les éboueurs, c’était ce qu’on deviendrait si on n’apprenait pas bien en classe. Quand ils venaient chercher les poubelles à l’étage, ma mère leur donnait parfois un plat chaud qu’ils mangeaient sur le palier.

Aujourd’hui, dans un pays incomparablement plus démocratique et plus juste que celui de mon enfance, je ne suis pas sûre que les enfants aient le même sens des autres, de la compassion et de la solidarité qui étaient de mise dans les nations renaissantes de l’après-guerre. Aller à l’école, c’était aussi aller vers les autres, parfois différents de moi jusqu’à l’effroi.

1 Suites byzantines, Rosie Pinhas-Delpuech, éditions Bleu autour, 2009. La citation est un libre collage de l’auteure.
Retour au texte