Qu’appelle-t-on la « libération » des camps ?
Je préfère parler d’ouverture des camps plutôt que de libération des camps car, dans un certain nombre de cas, les premiers camps découverts par les armées alliées occidentales et par l’Armée Rouge sont complètement ou quasiment vidés de leurs détenus. Chronologiquement, l’Armée Rouge découvre le camp, pratiquement vidé de ses détenus, de Lublin-Majdanek en juillet 1944. En novembre 1944, le Struthof en Alsace, totalement vide, est ouvert par les Américains. En janvier 1945, les avant-gardes des forces russes pénètrent les camps d’Auschwitz, c’est-à-dire Auschwitz I, Birkenau, Monowitz (avec l’Usine IG-Farben dite Buna), et une quarantaine de sous- camps. Ces camps, qui ont été les lieux de l’assassinat de plus d’un million d’hommes, femmes et enfants, presque tous juifs, doivent d’abord être pensés comme un gigantesque cimetière de cendres. Dans cet ensemble de camps, il y a eu, lorsque les effectifs étaient à leur maximum en août 1944, jusqu’à 130 000 à 140 000 détenus. À partir de septembre, face à l’avancée des armées alliées, les nazis commencent à évacuer les détenus d’Auschwitz vers les camps à l’intérieur du Reich, avec un point culminant les 17 et 18 janvier 1945, lorsque près de 110 000 détenus sont mis sur les routes, pour ce que les détenus appelleront « marches de la mort » – bien que seule une partie se fasse à pied, le reste dans des trains, le plus souvent à wagon découvert.
Le terme de libération n’est pas approprié parce que les cas de figure diffèrent beaucoup: il y a les camps qui sont vides ou presque vides ; il y a ensuite des camps comme Buchenwald où il reste plus de 20000 détenus, et puis, beaucoup plus tard, Bergen-Belsen, Mauthausen, Dachau. Mais que libère-t-on? des installations ou des gens? et quand on libère des gens, dans quel état sont- ils? Il y a eu environ un millier de morts par jour à Bergen-Belsen dans les jours qui ont suivi la libération du camp. Si on veut être juste dans les mots, il faudrait dire qu’on « découvre » des camps et qu’un certain nombre de détenus sont libérés par ces découvertes.
Du côté des déportés, il n’y a aucune forme de célébration de cette « libération » dans les camps à ce moment-là. Il y a bien eu quelques cérémonies solennelles dans certains camps où existaient des organisations de détenus puissantes, comme à Buchenwald. Mais certainement pas à Theresienstadt ou à Bergen-Belsen, et moins encore à Auschwitz.
Comment adviennent ces découvertes des camps pour les armées alliées ?
La « libération » des camps d’Auschwitz est le fait du hasard, comme c’est le cas pour tous les camps de l’Ouest. Jamais il n’y a eu de plan particulier des armées pour aller libérer des camps. Ils sont toujours découverts par hasard et ouverts sans combat – d’un point de vue militaire, donc, ce sont des non-événements.
Il faut, pour comprendre, contextualiser les choses : entre les débarquements alliés et la jonction des troupes, le 25 avril 1945, au pont de Torgau sur l’Elbe, il se passe presque un an durant lequel des soldats se battent et meurent pour gagner la guerre contre l’Allemagne nazie. Donc l’obsession des états-majors alliés est de gagner la guerre et, partant, de distraire un minimum de force de cet objectif qui, de toute façon, doit apporter la libération.
Lorsque les Soviétiques arrivent à Auschwitz, ils trouvent, dispersés dans les différents camps, à peu près 7000 détenus. C’est très peu par rapport au nombre de juifs assassinés et par rapport au nombre de gens qui étaient dans le camp encore quelques mois plus tôt. C’est pourquoi la plupart des survivants que l’on voit aujourd’hui ont été libérés ailleurs qu’à Auschwitz entre avril et mai 1945.
Les déportés ont été déplacés d’Auschwitz ou d’autres camps vers l’intérieur du Reich, aux prix de longues « marches de la mort », pourquoi ?
Afin de comprendre ces marches de la mort, il faut suspendre l’idée qu’on a voulu tous les exterminer. Si telle avait été la volonté des nazis, ils auraient été exterminés. Bien sûr, on extermine aussi à ce moment-là et il existe bien un ordre de ne pas laisser tomber les détenus aux mains des armées alliées mais, en réalité, jusqu’à la fin, un certain nombre de dirigeants du Reich pensent qu’ils peuvent encore gagner s’ils parviennent à enterrer toute l’industrie de guerre. Or il n’y a plus de main-d’œuvre allemande disponible, ni de possibilité de faire venir des requis du travail obligatoire, et la seule main-d’œuvre disponible est la population concentrationnaire. Cela explique à la fois pourquoi des juifs ont été épargnés et pourquoi ils vont se retrouver dans ces camps allemands.
Dans votre livre, nous lisons que Meyer Levin pénètre, parmi les premiers, dans le camp d’Ohrdruf. C’est pour lui comme les autres militaires américains un choc et une révélation. Pourtant, on connait mal ce camp, de quoi s’agit-il ?
Ohrdruf a été le camp le plus filmé. Il est même devenu en quelque sorte le modèle visuel de l’arrivée des libérateurs dans les camps. Et pourtant, ce camp est totalement tombé dans l’oubli, tout simplement parce que c’est redevenu un terrain militaire en Allemagne de l’Est. La mémorialisation s’est installée à Buchenwald, à quelques kilomètres.
En entrant à Ohrdruf, les Américains découvrent, pour la première fois, des charniers, un monde de mort qui les choque au plus profond d’eux-mêmes. Parmi les militaires et journalistes présents, il n’y a guère que Levin qui s’intéresse à la dimension juive des massacres.
Pourquoi connaît-on si mal l’histoire de la libération des camps en France ?
Le premier camp à l’ouest, celui d’Ohrdruf, commence à fonctionner en novembre 1944. Cette date est une clé pour comprendre pourquoi si peu a été écrit en France sur l’ouverture des camps : à ce moment-là, la France est déjà libérée depuis quelques mois – il y a un décalage. En outre, le rapatriement des déportés se trouve mélangé à celui du million de prisonniers de guerre et des 750000 requis du STO [Service du travail obligatoire]. Tout ceci explique pourquoi cela ne s’est pas, en France, constitué comme événement historique, contrairement à ce qui s’est passé en Angleterre et aux États-Unis qui, d’une part, n’avaient pas à se libérer et, d’autre part, étaient les libérateurs de ces camps.
Par ailleurs, les rescapés français, tout compris, déportés juifs et autres, ne représentent que 40000 à 50000 personnes. Or le contexte est à la reconstruction et n’est pas favorable à la mise en avant de souffrances dont on sait aujourd’hui qu’elles ont un caractère particulier.
Mais il n’y a pas qu’en France ; personne n’a les mots : les camps, on connaît bien sûr, mais rien ne désigne ce qui a été fait aux juifs. Certes, on découvre des charniers, mais cette chose-là, le génocide, n’existe pas encore parce qu’il n’y a pas de mots, sauf dans le monde yiddish avec le mot de Hurbn. Et il faudra des années pour trouver un vocabulaire. Dans nos familles, on disait « pendant la guerre ». C’est bien la guerre qui est l’élément principal pour les armées mais aussi et même chez les victimes. Pendant longtemps, c’était un secret de famille. C’est petit à petit que cette chose-là a quitté le secret de famille, voire le secret d’individus, pour devenir un événement historique, notamment avec le procès Eichmann, le feuilleton américain Holocaust. En France, c’est en 1979 que l’Association des professeurs d’histoire-géographie adopte le terme Shoah, terme qui sera popularisé par le film éponyme de Lanzmann.
Propos recueillis par Antoine Strobel-Dahan